Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/76

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à le faire. Il ne voyait guère qu’un poste de simple matelot, ou peut-être de quartier-maître, sur un vapeur quelconque… Oui, il pourrait faire un quartier-maître… – « Croyez-vous ? » demandai-je, impitoyablement. Il bondit et alla s’appuyer à la balustrade de pierre, pour regarder dans la nuit. Il revint presque aussitôt, tournant vers moi son jeune visage contracté encore par la douleur d’une émotion contenue. Il avait bien compris que je ne mettais pas en doute son aptitude à tenir la barre d’un navire. D’une voix légèrement tremblante, il me demanda pourquoi je disais cela. Je lui avais témoigné une bonté sans bornes… ; je n’avais même pas ri quand… – ici, il se mit à bredouiller –, – « cette bourde, vous savez, quand je me suis montré pareil âne bâté ! » Je l’interrompis pour dire avec une certaine chaleur que pareille erreur ne comportait, à mon sens, rien de risible. Il s’assit et but délibérément son café, vidant la petite tasse jusqu’à la dernière goutte. – « Cela ne veut pas dire que j’admette, pour un moment, avoir mérité pareille épithète », affirma-t-il, d’un ton net. – « Vraiment ? » fis-je. – « Non ! » répliqua-t-il, avec une conviction paisible. – « Savez-vous ce que vous auriez fait, vous ? Le savez-vous ? Et vous ne vous considérez pas… », il fit un mouvement, comme pour avaler quelque chose, « … vous ne vous considérez pas comme… une sale bête ? »

« Sur quoi, ma parole, il me regarda d’un œil interrogateur. C’était une question, paraît-il, une question bona fide. Il n’attendit pourtant pas ma réponse. Sans me laisser le temps de me remettre, il poursuivit, les yeux droit devant lui, comme s’il avait lu des mots écrits sur le manteau de la nuit : – « Le tout, c’est d’être prêt. Et je ne l’étais pas… à ce moment-là. Je ne veux pas invoquer d’excuses, mais j’aimerais expliquer les choses ; j’aimerais que quelqu’un comprît… Quelqu’un… une personne, au moins ! Vous… pourquoi pas vous ? »

« C’était une scène solennelle et un peu ridicule aussi, comme le sont toujours ces combats livrés par un homme pour arracher au feu l’idéal moral auquel il prétend se conformer, et cette notion précieuse d’une convention qui n’est qu’une des règles du jeu, sans plus, mais ne garde pas moins une efficacité terrible, pour tout ce qu’elle possède de puissance sur les instincts naturels, et par les pénalités