Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/77

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redoutables que comporte son abandon. Il commença tranquillement son récit. À bord du vapeur de la ligne Dale qui avait recueilli les quatre naufragés, noyés dans l’éclat discret d’un coucher de soleil, on les avait, dès le deuxième jour, regardés avec une certaine méfiance. Le gros capitaine avait fait son récit, et les autres l’avaient laissé parler en silence ; on avait commencé par accepter leur histoire. On ne fait pas subir d’interrogatoire à de pauvres naufragés que l’on a eu la bonne fortune d’arracher sinon à une mort cruelle, au moins à de cruelles souffrances. Par la suite, lorsqu’ils eurent le temps de réfléchir, les officiers de l’Avondale durent être frappés par ce qu’il y avait de louche dans l’aventure, mais naturellement, ils gardèrent leurs doutes pour eux-mêmes. Ils avaient recueilli le capitaine, le second, et deux mécaniciens du Patna perdus en mer, et, en gens bien élevés, ils n’en demandaient pas plus long. Je n’interrogeai pas Jim sur ses impressions pendant les dix jours qu’il avait passés à bord. À l’entendre me parler de ce moment de son histoire, je pouvais inférer qu’il restait à demi étourdi par la découverte qu’il venait de faire, – la découverte du fond de son être, – et qu’il se donnait une grande peine pour expliquer une telle vision au seul homme capable d’en apprécier l’énormité redoutable. Comprenez bien qu’il ne s’efforçait nullement d’en atténuer l’importance. J’en suis parfaitement convaincu, et c’est en cela même que consistait sa distinction. Quant à ses sensations en descendant à terre, et en apprenant la singulière issue de l’aventure à laquelle il avait pris une si pitoyable part, il ne m’en souffla pas mot, et elles ne sont pas faciles à imaginer. Je me demande s’il sentit le sol manquer sous lui. Je me le demande… mais, en tout cas, il sut bien vite reprendre pied. Il passa au Foyer des Marins une quinzaine dans l’attente, et comme il y avait là six ou sept autres hébergés, je pus entendre un peu parler de lui. En dehors de ses manquements possibles, ses compagnons inclinaient avec indifférence à le considérer comme une brute insociable. Il avait passé trois jours, vautré sur une chaise longue de la véranda, et il n’en sortait qu’aux heures des repas, ou le soir très tard, pour errer en solitaire sur les quais, détaché de tout ce qui l’entourait, fantôme irrésolu et silencieux, sans maison à hanter. – « Je ne crois pas avoir adressé