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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/81

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il se débattrait dans une mer blanchie par les efforts désespérés d’êtres humains, toute sonore de cris de détresse et d’appels au secours. Et il n’y avait pas de secours possible ! Il se représentait parfaitement ce qui allait arriver ; il assistait déjà à la scène, de l’écoutille où il se trouvait, la lampe à la main ; il en imaginait le moindre et atroce détail ; je crois qu’il la revoyait encore à l’heure où il me racontait ces choses, qu’il ne pouvait pas raconter au tribunal.

– « Je sentais aussi clairement que je vous vois là que je ne pouvais rien faire, et cette pensée semblait enlever toute vie à mes membres. Je me disais qu’autant valait rester où j’étais et attendre. Je ne croyais pas avoir beaucoup de secondes devant moi… Tout à coup, le grondement de la vapeur se tut. Le bruit avait été affolant, mais le silence, aussitôt, se fit oppressant et plus affreux encore ! Il me semblait que j’allais étouffer ! »

« Il m’affirmait n’avoir pas songé à sa propre existence. La seule pensée qui se dessinait, pour s’évanouir et se reformer aussitôt dans sa tête, c’était : « Huit cents passagers et sept canots ! Huit cents passagers et sept canots ! »

– « Il y avait une voix qui me parlait tout haut dans la tête ! » m’expliquait-il, d’un air un peu égaré ; « Huit cents passagers ; sept canots, et pas de temps… Songez un peu ! » Il se penchait vers moi par-dessus la petite table, et je m’efforçais d’éviter son regard fixe. « Croyez-vous que j’aie eu peur de la mort ? » me demanda-t-il, d’une voix basse et farouche. Il fit retomber sur la table sa main ouverte ; les tasses à café tremblèrent. « Je suis prêt à jurer que je n’avais pas peur… Ah ! Grands Dieux non ! » Il se redressa, croisa les bras, et laissa retomber son menton sur sa poitrine.

« Des bruits assourdis de vaisselle heurtée nous arrivaient par les hautes fenêtres. Il y eut des éclats de voix, et plusieurs convives sortirent sur la galerie, dans un état de joyeuse humeur. Ils échangeaient de joviales réminiscences sur les ânes du Caire. Un jeune homme pâle, à mine inquiète, qui marchait doucement sur de longues jambes, essuyait, à propos de ses achats au bazar, les brocards d’un globe-trotter rubicond, à l’imposante carrure. – « Non, vraiment, vous croyez que je me suis laissé refaire à ce