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Page:Conrad - Lord Jim, trad. Neel.djvu/82

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point ? » demandait-il, ingénument, avec un grand sérieux. La compagnie s’éloigna, en renversant des sièges au passage ; des allumettes flambèrent, éclairant une seconde des visages sans ombre d’expression, et faisant luire la surface glacée des plastrons de chemises ; le bourdonnement des conversations animées par l’ardeur des agapes me paraissait futile et infiniment lointain.

– « Des hommes de l’équipage dormaient sur le panneau numéro un, à portée de ma main », reprit Jim.

« On montait le quart à la nègre, sur ce navire-là ; tout l’équipage dormait, et l’on n’avait recours, en cas de nécessité, qu’aux quartiers-maîtres désignés et aux hommes de garde. Jim avait envie de prendre à l’épaule le lascar le plus proche de lui, mais il n’en fit rien. Une force semblait retenir son bras à son côté. Il n’avait pas peur, ah non ! mais il ne pouvait pas faire le geste, voilà tout ! Il n’avait pas peur de la mort, peut-être, mais je vais vous le dire, il avait peur de ce qui allait survenir ! Sa maudite imagination avait évoqué toutes les horreurs de la panique, la ruée furieuse, les cris pitoyables, les barques chavirées, tous les incidents atroces que peut suggérer l’idée d’un désastre en mer. Il se serait volontiers résigné à la mort, mais je suppose qu’il voulait mourir sans terreurs supplémentaires, tranquillement, dans une sorte de rêve paisible. Une certaine aptitude à la mort n’est pas chose si rare, mais ce qui est rare, c’est de rencontrer des hommes dont le cœur, doublé d’une impénétrable armure de volonté, soit prêt à mener jusqu’au bout une bataille perdue ; le besoin de paix se fait plus fort à mesure que l’espoir s’envole, et finit par l’emporter sur la soif même de vie. Qui de nous n’a pas éprouvé cela, ou connu au moins lui-même quelque chose d’une telle impression, la lassitude extrême des sentiments, l’inanité de l’effort, l’infini désir de repos ? Ceux qui luttent contre des forces brutales connaissent bien ce désir : les naufragés entassés dans des chaloupes, les voyageurs perdus dans le désert, tous les hommes qui se battent contre les puissances aveugles de la nature, ou la brutalité stupide des foules. »