Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/102

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« Une fanatique ? »

« Oui. La foi seule ne suffit pas. »

Il baissa la voix et éleva pendant un instant un de ses gros bras, pendant que l’autre pendait contre sa cuisse, tenant le fragile chapeau de soie.

Je vais vous dire une parole que je vous supplie de peser avec soin. Écoutez ! nous avons besoin d’une force qui puisse remuer ciel et terre, d’une semblable force… rien de moins ! »

La note profonde, souterraine, de ce « rien de moins » faisait frémir comme les vibrations profondes d’un gros tuyau d’orgue.

« Est-ce donc dans le salon de Mme de S. que nous trouverons cette force ? Pardonnez-moi, Pierre Ivanovitch, d’oser en douter. Cette dame n’est-elle pas une femme du grand monde, une aristocrate ? »

« Jugement téméraire », s’écria-t-il. « Vous m’étonnez ! Et à supposer le fait exact ? C’est aussi une femme de chair et de sang. Il y a toujours quelque chose qui pèse sur nous pour abaisser notre essor spirituel. Mais que vous en fassiez un reproche, c’est ce que je n’aurais pas attendu de vous. On dirait que vous avez prêté l’oreille à des potins malveillants. »

« Je n’ai entendu aucun bavardage, croyez-le. Comment seraient-ils venus jusqu’à nous, dans notre province ? Mais le monde parle d’elle. Et que peut-il d’ailleurs y avoir de commun entre une dame de cette sorte et une obscure fille de la campagne comme moi ? »

« Elle représente », interrompit-il, « la manifestation perpétuelle d’un esprit noble et hors de pair. Son charme… non ! je ne veux pas parler de son charme !… Mais cela n’empêche pas tous ceux qui l’approchent d’en subir l’ascendant. On sent, près d’elle, les doutes s’envoler, le trouble se dissiper… Si je ne me trompe… et je ne me trompe jamais dans ce qui touche aux choses de l’esprit… vous avez l’âme troublée, Nathalia Victorovna. »

Les yeux de Mlle Haldin regardaient droit dans l’énorme figure molle de l’homme, et j’eus l’impression que, derrière l’abri de ses lunettes noires, il pouvait se permettre toutes les impudences.

« Pas plus tard que l’autre soir, en rentrant en ville, du château Borel, avec ce nouveau venu si intéressant de Pétersbourg, j’ai pu constater la puissance de cette influence calmante, apaisante même, pourrais-je dire. Je le voyais, tout au long de la rive du lac, silencieux comme un homme à qui l’on a montré le chemin de la paix. Je sentais dans son âme le travail du levain, comprenez-vous ? En tout cas