Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/106

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Vous avez raison », dis-je. « Et je vous estime très fort… »

« Ne croyez pas que je l’ignore », commença-t-elle, en hâte… « Votre amitié nous a été très précieuse. »

« Je n’ai guère été qu’un spectateur. »

Une légère rougeur envahit son visage.

« On peut être précieux comme spectateur. Votre présence m’a fait sentir moins solitaire. C’est difficile à expliquer. »

« Vraiment ? Eh bien, moi aussi je me suis senti moins seul ; et cela me paraît facile à expliquer. Mais tout cela ne durera plus bien longtemps. Voici la dernière chose que je voulais vous dire : dans une vraie révolution… non pas simple changement de dynastie ou réforme constitutionnelle… dans une vraie révolution, ce ne sont pas les plus belles figures qui se montrent au premier plan. Une révolution violente appartient bien vite aux fanatiques étroits et aux hypocrites tyranniques. Après eux se montrent tous les prétentieux ratés intellectuels de l’époque. Ce sont les chefs et les meneurs. Notez que je ne parle pas des vulgaires coquins. Les natures scrupuleuses et justes, nobles et dévouées, les généreux et les intelligents peuvent mettre en branle le mouvement, mais ils sont vite dépassés : ils ne sont pas les chefs de la révolution, ils en sont les victimes, victimes du dégoût, du désenchantement, souvent du remords. Leurs espoirs hideusement trahis, la caricature de leur idéal, telle est la définition du succès révolutionnaire. Il y a eu des cœurs brisés par de tels succès, à la suite de chaque révolution… Mais cela suffit. Comprenez seulement que je ne voudrais pas vous voir une victime. »

« Si je croyais à tout ce que vous dites, je ne penserais pas encore à moi-même », protesta Mlle Haldin. « J’accepterais la liberté de n’importe quelle main, comme un affamé prendrait un morceau de pain. Le vrai progrès viendra plus tard. Et l’on trouvera alors les hommes nécessaires. Nous les avons déjà parmi nous. On les rencontre qui se préparent dans l’ombre, inconnus… »

Elle étala la lettre qu’elle tenait encore à la main, et abaissa sur elle son regard.

« Oui », reprit-elle, « on rencontre de tels hommes ; et elle lut ces mots : « Des existences pures, nobles et solitaires. »

Elle replia sa lettre, et m’expliqua pour répondre à mon interrogation muette :

« Ce sont les termes dont use mon frère à l’endroit d’un jeune