Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/109

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« Pourquoi un mensonge ? Il est bien certain qu’un tel ami connaîtra bien des détails sur la vie et les derniers jours de mon frère. Il pourra nous renseigner… Il y a, dans les faits matériels, quelque chose qui m’enlève toute quiétude. Je suis sûre qu’il avait l’intention de nous rejoindre à l’étranger, qu’il avait en vue un projet, un grand acte de patriotisme, non pas pour lui seul, mais pour nous deux. J’avais confiance ; j’attendais l’heure fixée. Oh ! avec quel espoir, avec quelle impatience ! J’aurais pu l’aider ! Et maintenant, tout à coup, cette insouciance apparente ! comme s’il n’y avait plus eu d’intérêt pour lui dans la vie… »

Elle resta un instant silencieuse, puis conclut avec obstination : « Je veux savoir ! »

En revenant sur ces paroles, au cours de la lente promenade, qui me ramenait du boulevard des Philosophes, je me demandais avec curiosité ce qu’elle désirait précisément savoir. Ma rêverie trouvait un point de départ dans ce que je connaissais de son histoire. Mlle Haldin était considérée avec une certaine méfiance dans l’établissement d’éducation pour jeunes filles, où elle avait achevé ses études. On la soupçonnait d’opinions indépendantes sur des sujets réglés par l’enseignement officiel. Plus tard, la mère et la fille revenues dans leur campagne natale, s’attirèrent, en donnant ouvertement leur avis sur les événements publics, une réputation de libéralisme. La troïka du chef de la police du district commença à rouler souvent dans leur village. « Il faut que je tienne les paysans à l’œil », disait-il pour expliquer ses visites. « Il faut veiller un peu sur deux femmes seules. » Il inspectait les murs de la maison, comme s’il avait voulu les percer du regard, examinait les photographies, retournait négligemment les livres du salon, et prenait congé après la collation familière. Mais, un soir, tout agité, et avec un accent de détresse, le vieux prêtre du village vint avouer, qu’il avait reçu l’ordre de surveiller tout ce qui se passait dans la maison, et de s’en assurer à tout prix, à l’aide de son autorité spirituelle sur les domestiques par exemple.

Il devait surtout espionner les visiteurs que recevaient ces dames, connaître leur identité, la durée de leur séjour, la partie du pays d’où ils venaient, et ainsi de suite. Le pauvre et simple vieillard mourait d’angoisse, d’humiliation et de terreur. « Je suis venu vous prévenir ; soyez prudentes, pour l’amour de Dieu ! La honte me dévore, mais je suis pris dans un filet d’où l’on ne peut se tirer ! Je serai obligé