Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/110

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de dire ce que j’ai vu, car autrement, mon diacre pousserait les choses au noir, pour s’insinuer dans les bonnes grâces de l’autorité. Et puis, il y a aussi mon gendre, le mari de ma Paresko, qui est expéditionnaire au bureau des domaines ; on le mettrait bien vite à la porte… pour l’envoyer peut-être quelque part ! » Le vieillard se lamentait, en essuyant ses larmes, sur les rigueurs d’un temps, là où les gens semblaient ne pouvoir s’accorder ». Il n’avait pas envie de passer le soir de sa vie, la tête rasée, dans la cellule pénitentiaire d’un monastère ; « où il serait soumis à toutes les rigueurs de la discipline ecclésiastique ; car ils n’auraient aucune pitié pour un pauvre vieillard », gémissait-il. Il avait failli en avoir une attaque de nerfs, et les deux dames, pleines de commisération, l’avaient consolé de leur mieux, avant de lui laisser regagner sa chaumière. D’ailleurs, elles avaient fort peu de visiteurs. Les voisins, dont certains amis de longue date, commençaient à se tenir à l’écart, quelques-uns par timidité, d’autres avec le dédain marqué de hobereaux qui venaient seulement à la campagne pour l’été ; ce n’étaient, au demeurant, d’après Mlle Haldin, que des aristocrates et des réactionnaires. La jeune fille menait donc une existence solitaire. Ses relations avec sa mère étaient des plus tendres et des plus libres, mais Mme Haldin avait connu les expériences de sa propre génération, ses souffrances, ses déceptions, et ses apostasies. C’est en étouffant tout signe d’anxiété et en gardant une réserve héroïque qu’elle manifestait son affection pour ses enfants.

Pour Nathalie Haldin, son frère, dont l’existence de Pétersbourg, bien qu’un peu mystérieuse, n’était nullement énigmatique (car on ne pouvait douter de ses sentiments ou de ses pensées), son frère était le seul représentant visible d’une liberté proscrite. Ils avaient, dans de longues discussions, pleines de nobles espoirs d’action et de foi dans le succès, contemplé à l’avance l’avènement de la liberté et ses promesses infinies. Et brusquement toute action, tout espoir sombraient devant les révélations qu’était allé chercher le journaliste anglais. Seul demeurait le fait positif de la mort du frère, mais ses causes profondes restaient dans l’ombre. La jeune fille se sentait abandonnée sans explication. Elle ne doutait pas de son frère, cependant, et ce qu’elle désirait c’était d’apprendre, à tout prix, le moyen de rester fidèle à l’esprit du mort.


=== IV ===