Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/124

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« Vous croyez peut-être que vous n’auriez pas pu accomplir vous-même un tel exploit ? »

« Je ne sais pas ; il me faudrait, pour me poser seulement la question, avoir un peu plus vécu, un peu plus vu… »

L’autre eut un hochement de tête approbateur. Le ronronnement satisfait du chat résonnait dans le vide du vestibule ; on n’entendait plus, en haut, aucun son de voix. Mlle Haldin rompit le silence.

« Qu’avez-vous entendu dire au juste de mon frère ? Vous prétendez qu’on a été surpris. Cela paraît probable, en effet. On a pu trouver étrange qu’il n’ait pas réussi à se sauver, après avoir mené à bien la partie la plus difficile de sa tâche, et s’être échappé du lieu de l’attentat. Des conspirateurs doivent comprendre ces choses-là. J’ai des raisons pour désirer ardemment connaître les motifs de cet insuccès. »

La dame de compagnie s’était avancée vers la porte ouverte sur le jardin. Elle jeta par-dessus son épaule un regard furtif vers Mlle Haldin, restée dans le vestibule.

« Les motifs de son insuccès ?… » répéta-t-elle d’un ton distrait. « N’avait-il pas fait le sacrifice de sa vie ? N’était-il pas tout simplement inspiré ? N’était-ce pas un acte d’abnégation ? Cela ne vous paraît-il pas certain ? »

« Ce dont je suis certaine », dit Mlle Haldin, « c’est que ce ne fut pas un acte de désespoir. Mais n’avez-vous pas entendu exprimer ici quelque opinion sur sa misérable capture ? »

La dame de compagnie resta quelques instants pensive, sur le seuil de la porte.

« Si j’en ai entendu parler ? Oui, certes, car on discute tout ici, et le monde entier a d’ailleurs parlé de votre frère. Pour moi, la simple mention de son acte me plonge dans une extase jalouse. Comment un homme, assuré de l’immortalité, pourrait-il songer à sa vie ? »

Elle tournait toujours le dos à Mlle Haldin. En haut, derrière l’écran d’une grande porte blanc et or, perceptible à travers la balustrade du premier étage, le bourdonnement d’une voix profonde s’éleva ; elle semblait lire des notes ou quelque chose de semblable, faisait des pauses fréquentes, puis se tut tout à coup.

« Je crois ne pouvoir rester davantage », dit Mlle Haldin ; « je tâcherai de revenir un autre jour. »

Elle attendait que la dame de compagnie se rangeât pour la laisser passer, mais celle-ci semblait perdue dans la contemplation des taches