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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/150

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voir se tourner avec ardeur vers le seul homme dont son frère ait mentionné le nom dans ses lettres : votre nom constitue pour elle une sorte de legs… »

« Qu’a-t-il donc pu dire sur mon compte ? » s’écria-t-il avec un accent de sourde exaspération.

« Il s’est exprimé en quelques mots seulement ; ces mots, il ne m’appartient pas de vous les redire, M. Razumov, mais ils ont assez de poids, vous pouvez m’en croire, pour donner à la mère et à la sœur une foi entière dans la valeur de votre jugement et dans la vérité de tout ce que vous pourrez leur dire. Aussi me paraît-il impossible pour vous de passer près d’elles comme un étranger. »

Je me tus, écoutant pendant un instant les pas des rares promeneurs qui allaient et venaient sur la grande allée centrale. Pendant que je parlais, la tête du jeune homme était tombée sur sa poitrine, au-dessus de ses bras croisés. Il la releva tout à coup :

« Alors faut-il donc que j’aille mentir à cette vieille femme ? »

Ce n’était plus de la colère ; c’était quelque chose d’autre, quelque chose de plus poignant et de plus complexe. Je m’en rendis compte par sympathie et me sentis profondément troublé par son exclamation.

« Mon Dieu ! La vérité est-elle donc impossible à dire ? J’espérais que vous pourriez apporter quelque consolation. C’est à la pauvre mère que je pense, maintenant. Ah oui ! votre Russie est bien un pays cruel ! »

Il eut un léger mouvement sur sa chaise.

« Oui », répétai-je, « je pensais que vous auriez quelque chose de consolant à leur dire. »

Il fit, avant de parler, une curieuse grimace du bout des lèvres.

« Et s’il était préférable de ne rien dire ? »

« S’il était préférable ?… à quel point de vue ?… Je ne comprends pas… »

« À tous les points de vue… »

Je mis dans le ton de ma voix une certaine âpreté.

« Il me semble que tout ce qui pourrait expliquer les circonstances de cette arrestation nocturne… »

« Racontée par un journaliste pour l’amusement de l’Europe civilisée… » interrompit-il avec mépris.

« Oui, racontée… Mais ces détails ne sont-ils pas exacts ? Je ne puis comprendre votre attitude ! Ou bien l’homme est un héros pour vous… ou bien… »