Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/149

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que nous ne nous attachions guère à l’exactitude ou à l’inexactitude des informations d’un journaliste ; ce dont se préoccupaient les amis de ces dames, c’était de l’effet produit par l’article en question, et de cet effet seulement. Et sûrement le jeune homme devait faire partie de ces amis, ne fût-ce qu’en souvenir de son camarade, du compagnon intime de ses menées révolutionnaires. Je m’attendais, à ce moment, à l’entendre à nouveau éclater en paroles véhémentes, mais je ne constatai, avec surprise, qu’un tressaillement convulsif de tout son corps. Il se contint, serra plus ferme ses bras croisés sur sa poitrine, et se renversa sur son siège, avec un sourire grimaçant fait de malice et de mépris.

« Oui !… Un camarade et un intime… Très bien », fit-il.

« C’est cette idée qui m’a amené à vous parler. Elle ne peut être mal fondée. J’étais présent lorsque Pierre Ivanovitch fit part à Mlle Haldin de votre arrivée à Genève, et j’ai été témoin de son soulagement et de sa joie, à la mention de votre nom. Un autre jour, elle m’a montré la lettre de son frère, et m’a lu les quelques mots qui se rapportaient à vous… Comment pourriez-vous n’être pas un ami pour ces dames ? »

« Évidemment… Très bien déduit… Un ami… Bien sûr !… Continuez… Vous parliez d’un effet… »

« Il affecte la froideur d’un révolutionnaire rigide, inaccessible aux émotions communes, et l’insensibilité d’un homme qui s’est consacré aux idées de destruction », me disais-je. « Il est jeune, et sa sincérité ne l’empêche pas de poser devant l’étranger, l’inconnu, le vieillard… Il faut faire la part de la jeunesse… » Je lui expliquai aussi brièvement que possible l’état d’esprit dans lequel la pauvre Mme Haldin avait été plongée par l’annonce de la mort prématurée de son fils. Il m’écoutait avec une attention profonde. Son regard fixe se détournait peu à peu, quittait mon visage et s’abaissait pour se reposer enfin sur le sol, à ses pieds.

« Vous pouvez concevoir les sentiments de Mlle Haldin. Comme vous l’avez dit, je l’ai seulement aidée à lire quelques poètes anglais, et je ne me rendrai pas ridicule à vos yeux en essayant de vous parler d’elle. Mais vous l’avez vue. Elle fait partie de ces êtres trop rares que l’on n’a pas besoin d’expliquer. Au moins est-ce mon opinion. Ces dames n’avaient que ce fils, que ce frère, pour les rattacher au monde et à l’avenir. Avec lui sombre pour Nathalie Haldin tout espoir d’existence active. Vous ne pouvez donc vous étonner de la