Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/159

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il ne fit pas mine de me reconnaître. Un soir, en rentrant chez moi, à la suite d’une visite tardive aux dames Haldin, je le vis traverser la chaussée obscure du boulevard des Philosophes. Il portait un chapeau mou, à larges bords, et le col de son manteau était relevé. Il se dirigeait résolument vers la maison, mais au lieu d’entrer, il se posta en face des fenêtres, encore éclairées, resta quelques instants immobile, puis s’éloigna par une rue latérale.

Je savais qu’il n’avait pas encore été voir Mme Haldin. Il paraissait répugner à cette visite, me disait Mlle Haldin. D’ailleurs l’état mental de la pauvre femme s’était modifié ; elle semblait croire maintenant à la survivance de son fils, et espérait peut-être le voir arriver un jour. Dans le grand fauteuil de la fenêtre, son immobilité prenait un air d’attente, même avec les rideaux tirés et la lampe allumée.

Pour ma part, j’étais convaincu qu’elle avait reçu un coup mortel. Mlle Haldin à qui, naturellement je me gardais bien de dire mes pressentiments, jugeait qu’il n’y avait aucun intérêt à présenter encore M. Razumov, opinion que je partageais pleinement. Je savais qu’elle rencontrait le jeune homme aux Bastions. Je les vis une ou deux fois se promener lentement ensemble, dans la grande allée. Pendant des semaines, ils se virent tous les jours. J’évitais de passer de ce côté à l’heure où Mlle Haldin y faisait sa promenade. Un jour pourtant, une crise de distraction me fit franchir les grilles et rencontrer la jeune fille qui se trouvait seule. Je m’arrêtai, pour échanger quelques mots avec elle. M. Razumov ne se montrait pas et, tout naturellement, nous nous mîmes à parler de lui.

« Vous a-t-il dit rien de précis sur les faits et gestes de votre frère ou sur sa fin ? » hasardai-je.

« Non », avoua Mlle Haldin, avec une certaine hésitation. « Rien de précis. »

Je comprenais facilement que toutes leurs conversations dussent avoir trait au mort qui les avait rapprochés ; c’était inévitable. Mais c’était au vivant que la jeune fille s’intéressait, et cela aussi, sans doute, était inévitable. En poursuivant mon enquête, j’appris que Razumov s’était révélé sous les traits d’un révolutionnaire fort éloigné du type convenu ; il méprisait la réclame, les théories, les hommes aussi. Cette idée me plaisait, tout en m’intrigant.

« Son esprit, toujours en alerte, devance de beaucoup les nécessités « de la lutte », m’expliquait Mlle Haldin. « Ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, de faire œuvre effective. »