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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/194

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tait possible de dire comment vous vient la foi ! » Les minces sourcils méphistophéliques eurent un léger frémissement. « Vraiment, il y a, en Russie, des millions de gens qui envieraient la vie des chiens de ce pays-ci. C’est une horreur et une honte d’avouer cela, même entre nous. Il faut avoir la foi, au nom même de la pitié. Tout cela ne peut pas durer ; non cela ne peut pas durer ! Pendant vingt ans, je suis allée et venue, sans regarder à droite ni à gauche… Qu’est-ce qui vous fait sourire ? Vous n’êtes qu’au début ! Vous avez bien commencé, mais attendez seulement d’avoir broyé sous vos pieds, votre être tout entier au cours de vos pérégrinations. Et c’est à cela qu’il faut en venir. Vous devrez broyer le moindre de vos sentiments, car vous ne pourrez pas vous arrêter… vous ne le pourrez pas ! J’ai été jeune, moi aussi ! Mais vous allez peut-être croire que je me plains. »

« Je ne crois rien de semblable », protesta Razumov, avec indifférence.

« Je le pense bien, ô grand homme ! être supérieur ! Cela vous est bien égal ! »

Elle plongea les doigts, sur le côté gauche de sa tête, dans le paquet de ses cheveux, et ce brusque mouvement eût pour résultat de remettre d’aplomb le chapeau tyrolien. Elle fronça les sourcils sans animosité, à la façon d’un juge d’instruction. Razumov détourna négligemment les yeux.

« Vous êtes tous les mêmes, vous autres hommes ! Vous confondez la chance et le mérite. Et vous êtes de bonne foi ! Je ne puis pas vous en vouloir : c’est la nature masculine ! Vous avez une aptitude ridicule et pitoyable à nourrir, jusqu’à la tombe, des illusions enfantines. Il y a beaucoup, parmi nous, de femmes, qui sommes restées attelées à la cause pendant quinze ans, quinze ans sans rémission, qui avons abordé une voie après l’autre, travaillant sous terre ou au grand jour, sans regarder à droite ou à gauche ! Je puis en parler : je suis une de celles qui ne se sont jamais reposées… Là !… À quoi bon tant de paroles ? Regardez mes cheveux gris ! Et vous voilà…, deux enfants… Haldin et vous… qui venez, et qui pour votre premier essai savez frapper un grand coup ! »

Au nom de Haldin, tombé des lèvres décidées et énergiques de la révolutionnaire, Razumov eut, comme d’ordinaire, le brusque sentiment de l’irrévocable. Mais les derniers mois passés sur sa tête l’avaient cuirassé contre cette impression. Elle ne s’accompagnait plus, comme aux premiers jours, d’une folle épouvante et d’une colère