Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/196

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« Vous, fatiguée ! Quel aveu ! Eh bien, il y avait du thé, là-haut, tout à l’heure. J’en ai bu, et si vous vous hâtiez de courir après Yakovlicht, au lieu de perdre votre temps avec un sceptique aussi déconcertant que moi, vous pourriez en retrouver une ombre, une ombre refroidie, attardée dans le temple. Mais vous voir fatiguée me paraît chose quasi impossible. Nous sommes censés ne l’être jamais ; nous ne devons pas, nous ne pouvons pas l’être ! J’ai trouvé, l’autre jour, dans un journal quelconque, un cri d’alarme sur l’inlassable activité des partis révolutionnaires. Cette réputation en impose au monde et fait notre prestige ! »

« Toujours des sarcasmes et des railleries ! » fit doucement la femme à la blouse rouge, comme si elle s’était adressée à une troisième personne, mais sans quitter pourtant des yeux le visage de Razumov. « Et à quel propos, on se le demande ? Simplement parce qu’il s’est senti blessé dans certaines de ses notions conventionnelles, dans certaines de ses mesquines idées masculines. On pourrait le prendre pour un de ces nerveux excités qui finissent misérablement ! « Et pourtant », poursuivit-elle, après un instant de réflexion, et avec une voix changée, « et pourtant, je viens d’apprendre une nouvelle qui fait de vous, à mes yeux, un homme de caractère, Kirylo Sidorovitch. Oui ! vraiment, un homme de caractère ! »

Le ton positif de cette affirmation mystérieuse fit tressaillir Razumov. Il détourna ses yeux, qui avaient rencontré ceux de son interlocutrice, et les porta, à travers les barreaux de la grille rouillée, sur la route large et nette, ombragée par des arbres touffus. Un tramway électrique, complètement vide, courait sur l’avenue avec un froissement métallique. Le jeune homme se disait qu’il aurait donné tout au monde pour s’y trouver assis, seul. Il était inexprimablement las, las de toutes les fibres de son être, mais il avait une raison pour ne vouloir pas, le premier, interrompre cette conversation. Il pouvait, à chaque instant, parmi les bavardages chimériques ou criminels des révolutionnaires, recueillir un mot d’importance ; il pouvait l’entendre tomber des lèvres de cette femme, comme de toute autre bouche. Tant qu’il saurait garder sa lucidité d’esprit et refréner son irritabilité, il n’aurait rien à craindre. Sa seule chance de succès et de sécurité, dépendait d’une volonté indomptable. Il avait soif de se retrouver de l’autre côté de la porte : il se sentait prisonnier dans ce parc, dans ce centre de complots révolutionnaires, dans ce repaire de folies, d’aveuglements, d’infamies et de crimes. Et il laissait en silence s’envoler son esprit