Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/226

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complots. Lespara vivait au cœur de la vieille ville, dans une maison étroite et sombre, qui lui avait été offerte par un bourgeois naïf, admirateur de son éloquence humanitaire. Près de lui habitaient ses deux filles, qui le dominaient de la tête et des épaules, et un garçon maigriot de six ans, au teint de papier mâché, qui traînait dans les pièces obscures ses combinaisons de coton bleu et ses lourdes bottines. Était-ce l’enfant de l’une des deux filles, ou n’appartenait-il à aucune, nul n’aurait pu le dire. Julius Lespara savait sans doute laquelle de ces dames, après une disparition fortuite de quelques années, était tranquillement revenue chez lui, en possession de ce rejeton, mais avec une admirable pédanterie, il s’était abstenu d’exiger d’elle aucun détail, aucun, pas même le nom du père, parce que la maternité doit être une fonction anarchiste. Razumov avait été reçu deux fois dans l’appartement aux pièces sombres situé au dernier étage de la maison ; les carreaux des fenêtres étaient poussiéreux ; il y avait sur le sol une véritable litière de balayures ; des verres de thé, à demi pleins, restaient oubliés sur les tables ; les deux filles de Lespara rôdaient silencieuses et énigmatiques, les yeux lourds de sommeil, sans corset, prenant, avec le désordre de leurs vêtements froissés et leur manque de tenue, l’aspect de vieilles poupées ; le grand, mais obscur Julius, les pieds enroulés autour d’un tabouret à trois pieds, se montrait toujours prêt à accueillir les visiteurs. La plume aussitôt posée, il pivotait pour montrer son front singulièrement haut et sa grande barbe austère. En dégringolant de son tabouret, il paraissait descendre des hauteurs de l’Olympe. Sa petite taille devenait plus frappante à côté de ses filles, des meubles, de tout visiteur de stature normale. Mais il quittait rarement son siège, et on le voyait plus rarement encore dans la rue, en plein jour.

Il avait fallu quelque affaire d’importance, pour l’amener, cet après-midi, aussi loin de la ville. Il voulait évidemment faire preuve d’amabilité pour le jeune homme, dont l’arrivée avait fait sensation dans le monde des réfugiés politiques. Il demanda en russe cette fois, car il parlait le russe, comme il parlait cinq ou six autres langues d’Europe, sans distinction et sans vigueur (autrement que dans l’invective), il demanda à Razumov s’il ne s’était pas encore fait inscrire à l’Université. Et comme le jeune homme secouait négativement la tête :

« Vous avez bien le temps ! Mais en attendant, n’allez-vous pas nous donner un article ? »

Il ne comprenait pas que l’on pût se refuser à écrire sur un sujet quelconque ; social, économique, historique ou autre. Toute idée