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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/227

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valait d’être traitée selon le bon esprit, et en vue de la révolution sociale. L’un de ses amis de Londres venait justement d’entrer en relations avec les rédacteurs d’une revue aux idées avancées. « Nous devons être des éducateurs, des éducateurs pour le monde entier, et développer la grande pensée de la liberté absolue et de la justice révolutionnaire. »

Razumov grommela d’un ton bourru qu’il ne savait même pas l’anglais.

« Écrivez en russe ; nous ferons traduire votre article ; ce ne sera pas une difficulté. Tenez, sans chercher bien loin, il y a Mlle Haldin ; mes filles vont la voir quelquefois. » Puis, hochant la tête d’un air significatif : « Elle ne fait rien ; elle n’a jamais rien fait de sa vie. Elle serait tout à fait compétente, avec un peu d’aide. Écrivez seulement, il le faut, vous savez. Et maintenant, adieu pour l’instant. »

Il leva le bras et poursuivit sa route. Razumov, adossé au mur bas, le regarda s’éloigner, cracha violemment, et reprit sa marche, en murmurant d’un ton de colère !

« Maudit Juif ! »

Pure conjecture de sa part. Julius Lespara aurait pu être Transylvain, Turc, Andalou, ou citoyen des villes Hanséatiques, pour ce qu’il savait de lui. Mais cette histoire n’a rien à voir avec les Occidentaux, et je ferai remarquer à propos de cette exclamation, que c’était la plus parfaite expression de haine et de mépris dont Razumov put user à ce moment-là. Il bouillait de rage, comme s’il avait subi une insulte grossière. Il marchait en aveugle, longeant instinctivement le quai qui bordait le port en miniature ; il se trouvait maintenant dans un jardin élégant et terne, dont les arbres abritaient des gens également ternes, assis sur des chaises. Tout à coup, sa fureur tomba, et il se vit au milieu d’un pont long et large. Il ralentit le pas. À sa droite, au-delà de jetées pareilles à des jouets d’enfants, il voyait l’encadrement des pentes vertes du Petit Lac, au pittoresque merveilleusement banal de carton-pâte, tandis que plus loin, l’eau immobile s’étalait comme une nappe brillante d’étain.

Il détourna les yeux de ce spectacle destiné aux touristes, et poursuivit lentement son chemin, les yeux au sol. Une ou deux personnes durent s’écarter devant lui, et se retournèrent avec un regard de surprise, devant la profondeur de sa méditation. L’insistance du célèbre journaliste révolutionnaire avait éveillé dans son esprit un écho singulier. Écrire ! il fallait écrire. Mais oui ! Écrire ! Ce fut un éclair