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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/234

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finit par quitter l’asile de son bureau et vint vers l’étudiant, la main tendue.

« Au revoir M. Razumov. On éprouve toujours une satisfaction à se comprendre entre hommes intelligents. Ne trouvez-vous pas ? Et vous m’accorderez bien que ces Messieurs les rebelles n’ont pas le monopole de l’intelligence. »

« Je suppose que l’on n’aura plus besoin de moi ? » demanda brusquement Razumov, la main prise encore dans celle du Conseiller, qui la laissa retomber doucement.

« Cela dépend des circonstances, M. Razumov », fit le bureaucrate d’un ton très sérieux. « Dieu seul connaît l’avenir ! Mais dites-vous bien que je n’ai jamais songé à vous faire surveiller. Vous êtes un jeune homme très indépendant. Oui. Vous partez d’ici libre comme l’air, mais vous finirez par nous revenir. »

« Moi ! Moi ! » fit Razumov avec un murmure de protestation effrayée. « Et dans quel but ? » ajouta-t-il, d’une voix faible.

« Oui vous ! Vous-même, Kirylo Sidorovitch », insista le haut fonctionnaire sur un ton pénétré de conviction sévère. « Vous nous reviendrez, comme ont dû finir par le faire certains de nos plus grands esprits. »

« De nos plus grands esprits ? » répéta Razumov, d’une voix tremblante.

« Oui, je dis bien : de nos plus grands esprits !… Au revoir. » Mikulin reconduisit à la porte Razumov, qui s’éloigna lentement ; mais à peine était-il au bout du couloir qu’il entendit retentir un pas lourd, tandis qu’une voix lui criait de s’arrêter. Il tourna la tête et fut surpris de voir le Conseiller lui-même qui le hélait. Très simple, le fonctionnaire hâtait sa marche et soufflait légèrement.

« Une minute ! Il en sera comme Dieu voudra de ce que nous disions à l’instant. Mais je puis trouver l’occasion de vous convoquer à nouveau… Vous paraissez surpris Kirylo Sidorovitch ? Oui, à nouveau… pour éclaircir certains faits qui pourraient survenir. »

« Mais je ne sais rien » balbutia Razumov. « Comment pourrais-je savoir quoi que ce soit ? »

« Peut-on le dire ? Les choses s’arrangent de si extraordinaire façon. Qui sait ce que vous pourriez découvrir avant la fin du jour ? Vous avez été déjà l’instrument de la Providence. Vous souriez, Kirylo Sidorovitch ; vous êtes un esprit fort » (Razumov n’avait nullement conscience d’avoir souri). « Mais moi je crois fermement à la Providence.