Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/238

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« Voici l’heure même », pensait-il, « ou l’autre s’est glissé sans être vu, dans ma chambre, en profitant de mon absence. Et c’est ici qu’il s’est assis, tranquille comme une souris… sur cette chaise même peut-être… »

Razumov se leva et se mit à arpenter la pièce d’un pas régulier, jetant de temps à autre un coup d’œil sur sa montre. « Voici l’heure où je suis rentré pour le trouver adossé au poêle », se dit-il. Quand la nuit tomba, il alluma sa lampe. Un peu plus tard, il suspendit encore une fois sa marche pour chasser d’un geste rageur la servante qui voulait entrer dans la chambre, avec un plateau chargé de thé et de victuailles. Et bientôt il vit sa montre marquer l’heure précise de son départ pour la mission terrible, sous les rafales de neige.

« Complicité », murmurait-il faiblement, en reprenant sa promenade, les yeux fixés sur la montre où, lentement, les aiguilles s’avançaient vers l’heure de son retour.

« Et après tout », pensa-t-il tout à coup. « Je n’ai peut-être été que l’instrument choisi par la Providence. Ce n’est là qu’une façon de parler, mais il y a une part de vérité dans l’expression la plus banale. Et si ces paroles absurdes étaient exactes, au fond ? »

Il médita quelque temps, puis s’assit, les jambes étendues, les yeux morts, les bras pendants de chaque côté de sa chaise, comme un homme totalement abandonné de la Providence… – comme un désespéré…

Il vit arriver l’heure du départ de Haldin, et resta immobile encore pendant un long moment ; puis il murmura : « Et maintenant à l’ouvrage ! » et s’approcha de la table pour saisir sa plume ; mais il la reposa aussitôt sur la table, l’esprit envahi brusquement par une réflexion inquiétante : « Voici plus de trois semaines écoulées, et je n’ai rien reçu de Mikulin… » Qu’est-ce que cela signifiait ? L’avait-on oublié ? Peut-être. Pourquoi ne pas rester alors dans cet oubli et disparaître quelque part ? Se cacher… Mais où ? Comment ? Avec qui ? Dans quel trou ? Et faudrait-il alors se cacher pour toujours… ou pour combien de temps ?… D’ailleurs une disparition était grosse de dangers obscurs. L’œil de la Révolution sociale était sur lui, et Razumov éprouva, pendant un instant, une crainte confuse et désespérante à laquelle se mêlait un sentiment odieux d’humiliation. Était-il donc possible qu’il ne s’appartint plus ? C’était une pensée atroce ! Mais pourquoi ne pas poursuivre son effort antérieur ? Étudier ; avancer ; travailler ferme, comme si rien n’était arrivé ; gagner d’abord la médaille d’argent… – puis conquérir des honneurs, devenir, dans le plus grand