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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/237

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Il ne bougeait guère à cette époque, que pour aller à l’Université (qu’aurait-il pu faire d’autre ?) et chacune de ses sorties le mettait face à face avec les conséquences morales de son acte. C’est à l’Université que s’appesantissait sur lui, que s’attachait inéluctablement à lui comme une robe empoisonnée, le sombre prestige du mystère Haldin. Cette impression le faisait atrocement souffrir aussi bien que les conversations banales, inévitables dans les rapports quotidiens, qu’il fallait entretenir avec d’autres étudiants. « Ils doivent s’étonner du changement survenu en moi », se disait-il avec anxiété. Il se souvenait avec inquiétude d’avoir envoyé au diable, sur un ton de fureur, un ou deux braves garçons, bien inoffensifs. Un jour, un professeur marié chez qui il avait jusque-là fréquenté, lui avait dit en passant : « Comment se fait-il qu’on ne vous voie plus à nos mercredis, Kirylo Sidorovitch ? » Et Razumov avait conscience d’avoir répondu à cette amabilité par un marmonnement d’odieuse grossièreté. Le professeur avait été évidemment trop surpris pour se sentir blessé… mais tout cela n’était pas moins fâcheux.

Et la cause de tout c’était Haldin, toujours Haldin, rien que Haldin, partout Haldin, spectre moral infiniment plus terrifiant qu’une apparition visible du mort. C’est seulement dans la chambre où l’homme s’était étourdiment arrêté, sur le chemin qui le menait du crime à l’échafaud, que son spectre paraissait ne pouvoir plus s’affirmer. Non pas, à vrai dire, qu’il en fût jamais complètement absent, mais il semblait y perdre toute puissance. Là, Razumov pouvait lui commander, avec un sens précis de sa propre supériorité. Là, ce n’était plus qu’un fantôme vaincu…, rien de plus. Souvent, au soir, avec le faible tic-tac de sa montre réparée, posée à côté de lui sous la clarté de la lampe,… Razumov levait les yeux par-dessus son livre, et fixait sur le lit un regard de froide attention. Mais il n’y voyait rien : il n’avait jamais pensé d’ailleurs y rien voir réellement. Après un instant, il haussait légèrement les épaules, et se penchait à nouveau sur son ouvrage. Car il s’était remis au travail, et même avec un certain succès de prime abord. Sa répugnance à quitter le seul endroit où il ne craignit rien de Haldin était devenue si forte, qu’il finit par renoncer à toute sortie. Depuis l’aube jusqu’à une heure avancée de la nuit, il écrivait ; il écrivit ainsi pendant près d’une semaine, sans jamais s’occuper de l’heure, ne se jetant sur son lit que lorsqu’il ne pouvait plus garder les yeux ouverts. Puis un soir, ses yeux tombèrent par hasard sur sa montre, et il posa doucement sa plume.