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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/250

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Il avait, dans ces pages, résumé ses impressions et quelques-unes des conversations entendues. Il avait même écrit : « Je vous signale en passant que j’ai découvert le personnage sous lequel se dissimule le terrible N. N. C’est une brute massive et ignoble. Si j’entends parler de ses intentions prochaines, je vous avertirai. »

La futilité de toutes ces choses l’accablait comme une malédiction. Il ne pouvait croire encore à la réalité de sa mission. Il cherchait autour de lui, sans espoir, un moyen d’en finir avec ce sentiment écrasant, d’en débarrasser sa vie. Il froissa dans sa main, d’un geste rageur, les pages du cahier. « Il faut mettre cela à la poste, » pensait-il.

Il revint au pont et gagna la rive Nord, où il se souvenait d’avoir vu, dans une rue étroite, une pauvre boutique obscure, revêtue de bois découpé ; les livres au cartonnage très crasseux, d’une bibliothèque circulante s’y alignaient contre les murs, et l’on y vendait aussi des articles de papeterie. Derrière le comptoir somnolait un vieillard morose et sale ; une femme maigre et vêtue de noir, au visage maladif, tendit à Razumov, sans même le regarder, l’enveloppe qu’il avait demandée. Le jeune homme songea que l’on pouvait en toute sécurité s’adresser à ces gens qui ne s’intéressaient plus à rien au monde. Il s’appuya sur le comptoir pour écrire l’adresse d’une personne au nom allemand qui habitait Vienne. Mais il savait que ce premier rapport adressé au Conseiller Mikulin serait porté à l’Ambassade, copié en chiffre par un secrétaire de confiance et envoyé à destination, en toute sécurité, avec la correspondance diplomatique. Telles étaient les décisions prises pour soustraire les lettres du jeune homme à tous les yeux curieux, pour éviter toute indiscrétion, tout incident malheureux et toute trahison. Grâce à de tels arrangements, il pouvait être tranquille, absolument tranquille.

Il sortit de la misérable boutique et se dirigea vers le bureau de poste. C’est alors que je l’aperçus pour la seconde fois ce jour-là. Il traversait la rue du Mont-Blanc avec l’allure d’un promeneur désœuvré. Il ne me reconnut pas, mais moi je l’avais vu d’assez loin. Il avait très bon air, me disais-je, ce remarquable ami du frère de Mlle Haldin. Je le vis se diriger vers la boîte aux lettres, puis revenir sur ses pas. Il passa de nouveau tout près de moi, mais je suis certain que cette fois encore, il ne remarqua pas ma présence. Il portait la tête droite, mais il avait l’expression d’un somnambule, en lutte avec le rêve même qui le pousse à errer dans des endroits périlleux. Ma pensée revint à Mlle Haldin, à sa mère. Ce jeune homme représentait tout ce qu’il leur restait d’un fils, d’un frère…