Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/271

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


« Comment ? murmura Nathalie Haldin, du fond du cœur. « Qui pourrait donc être mieux désigné que vous ? »

Il eut un mouvement convulsif d’impatience, mais sut se maîtriser.

« Ah vraiment ? Dès que vous avez appris ma présence à Genève… avant même de m’avoir vu ?… C’est encore une preuve de cette confiance… »

Son ton se modifia tout à coup, pour se faire plus incisif et plus détaché.

« Les hommes sont de pauvres êtres, Nathalia Victorovna ; ils savent mal inventer des sentiments inconnus. Pour parler à une mère, de façon convenable, du fils qu’elle a perdu, il faudrait avoir quelque expérience des relations entre une mère et un fils. Et ce n’est pas mon cas, à vous parler franchement. Vous êtes tombée sur un homme dont « nulle affection ne réchauffa jamais la poitrine… », comme dit le poète… « Ce qui ne signifie pas qu’il soit insensible », ajouta-t-il, en baissant la voix.

« Je suis certaine que vous n’avez pas le cœur insensible », fit doucement Mlle Haldin.

« Non ; mon cœur n’est pas dur comme un roc », poursuivit-il de la même voix de rêve. On aurait dit que ce cœur pesait comme une pierre dans la poitrine froide dont il avait parlé. « Non… pas aussi dur ! Mais comment manifester les sentiments dont vous me faites crédit ? C’est une autre question. On ne m’avait jamais rien demandé de semblable. Personne ne paraissait se soucier de ma tendresse ! Et maintenant, vous voici ! Vous ! Maintenant ! Non, Nathalia Victorovna… Il est trop tard ! vous venez trop tard ! n’attendez rien de moi… »

Elle eut, malgré l’immobilité de Razumov, un léger recul, comme si elle avait surpris sur son visage une expression qui donnait à ses paroles un sens mystérieux, connu d’eux seuls. À mes yeux de spectateur silencieux, les jeunes gens apparaissaient comme deux êtres qui commencent à prendre conscience du charme magique dont ils ont été victimes dès leur première rencontre. Si l’un d’eux avait jeté les yeux sur moi, j’aurais doucement ouvert la porte pour m’esquiver. Mais ils ne me regardaient pas, et je restais immobile, toute crainte d’indiscrétion noyée chez moi dans le sentiment de notre prodigieux éloignement ; j’étais si loin du sombre horizon des problèmes russes, qui les tenait captifs, si loin des limites mêmes de leurs regards et de leurs sentiments, si loin de la prison de leurs âmes.