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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/272

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Franche et courageuse dans sa peine, Mlle Haldin maîtrisa sa voix.

« Que peut-il vouloir dire ? » demanda-t-elle, comme si elle s’était parlé à elle-même.

« Je veux dire que vous vous êtes abandonnée à des imaginations vaines, tandis que moi, je me suis contraint à rester dans la vérité des choses et les réalités de la vie… de notre vie russe… ces réalités que nous connaissons !… »

« Ce sont des réalités cruelles… », murmura-t-elle.

« Et laides, ne l’oubliez pas, laides aussi. Regardez où vous voulez. Regardez près de vous, ici, à l’étranger où vous êtes, et puis regardez là-bas, le pays d’où nous sommes venus. »

« Il faut regarder plus loin que le présent », répliqua la jeune fille sur un ton de conviction ardente.

« C’est aux aveugles à le faire. J’ai le malheur d’être né avec mes deux yeux. Et si vous saviez les choses singulières que j’ai vues. Des apparitions stupéfiantes et inattendues ! Mais pourquoi parler de tout cela ? »

« Au contraire, c’est de tout cela que je veux parler avec vous », protesta-t-elle, avec une sérénité chaleureuse. Elle n’était pas émue par l’humeur sombre de l’ami de son frère, et ne voyait dans son amertume et ses colères contenues que les marques d’un esprit droit et d’une indignation généreuse. Elle sentait que ce n’était point un homme ordinaire et n’aurait peut-être pas voulu le voir différent de ce qu’il se montrait à ses yeux confiants. « Oui, avec vous tout particulièrement », insista-t-elle. « Avec vous plutôt qu’avec tout autre Russe au monde… » Un faible sourire fleurit un instant sur ses lèvres. « Je suis comme ma pauvre mère, sous certains rapports. À moi aussi, il semble impossible de renoncer pour toujours au cher mort qui, ne l’oubliez pas, était tout pour nous. Je ne veux pas abuser de votre sympathie, mais comprenez bien que c’est en vous seul que nous pouvons trouver tout ce qui reste de son âme généreuse. »

Je regardais le jeune homme dont le visage n’avait pas eu un tressaillement. Et pourtant, même alors, je ne l’accusai pas d’insensibilité. Il était plongé dans une sorte de rêverie lointaine. Enfin, il fit un léger mouvement.

« Vous partez, Kirylo Sidorovitch ? » demanda-t-elle.

« Moi ? Partir ? Pour où ? Ah oui… mais il faut que je vous dise d’abord… » Sa voix s’était assourdie, et il se forçait à parler avec une