Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/273

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répugnance visible, comme s’il se fût agi d’une chose dégoûtante ou mortelle. « Cette histoire, vous savez… l’histoire qu’on m’a contée cet après-midi… »

« Je la connais déjà », fit-elle, tristement.

« Vous la connaissez ? Vous avez donc, vous aussi, des correspondants à Pétersbourg ? »

« Non. C’est Sophia Antonovna. Je viens de la voir. Elle vous envoie un salut amical. Elle doit partir demain matin. »

Il avait enfin baissé son regard fasciné ; elle aussi fixait les yeux sur le sol et tous deux en face l’un de l’autre, sous la lumière crue, entre les quatre murs nus, paraissaient sortis de l’immensité confuse des frontières de l’Orient et venus là pour s’exposer cruellement au regard de mes yeux d’Occidental. Et je les regardais. Qu’aurais-je fait d’autre ? Je me sentais si totalement oublié par ces deux êtres que je n’osais plus faire un mouvement. Et je me disais qu’ils devaient inéluctablement se rapprocher, la sœur et l’ami du mort. Les idées, les espoirs, les aspirations, la cause de la liberté, tous les sentiments exprimés par leur affection commune pour Victor Haldin, victime morale de l’autocratie,… les attiraient invinciblement l’un vers l’autre. L’ignorance même de la jeune fille et la solitude à laquelle le jeune homme avait fait une allusion si singulière, devaient travailler dans ce sens. Je voyais bien, d’ailleurs, que tout était fait déjà. C’était trop naturel. Il était évident qu’ils avaient dû penser l’un à l’autre longtemps avant de se rencontrer. Le ferme éloge que dans sa lettre un frère bien aimé accordait à ce seul ami avait, exalté l’imagination de la jeune fille ; et pour lui, il avait suffi de se trouver en présence de cette nature exceptionnelle. Si l’on pouvait s’étonner, c’était de le voir rester sombre et fermé devant la cordialité d’un accueil si clairement exprimée. Mais il était jeune et toute son austérité, tout son dévouement à l’idéal révolutionnaire, ne le rendaient pas aveugle. C’en était fini de la période de réserve ; il faisait des avances à sa manière. Il n’y avait pas à se méprendre au sens de cette visite tardive, car ce qu’il voulait dire, n’avait rien d’urgent. La véritable cause, je la sentais : il avait pris conscience de son besoin d’elle… et c’est le même sentiment qui l’avait guidée, elle aussi… C’est la seconde fois que je les voyais ensemble, et je comprenais qu’à leur prochaine rencontre je ne serais plus là. Ils pourraient se souvenir de moi ou m’avoir oublié ; mais j’aurais virtuellement cessé d’exister pour ces deux jeunes gens.

Toutes ces réflexions me vinrent à l’esprit en quelques instants.