Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/277

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Elle tressaillit, comme si son attente avait été déçue.

« Où cela ? Chez Pierre Ivanovitch ? Il y avait M. Lespara et trois autres personnes. »

« Ah oui, l’avant-garde, le triste espoir du grand complot », murmura-t-il, en lui-même. « Les hommes qui veulent allumer la mèche et déchaîner une explosion, destinée à transformer de fond en comble la vie de millions d’autres hommes, pour permettre à Pierre Ivanovitch d’être à la tête de l’État. »

« Vous voulez me taquiner », protesta-t-elle. « Notre cher mort me disait un jour de me souvenir que les hommes sont toujours au service de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes… de l’idée. »

« Notre cher mort !… », répéta-t-il, lentement. L’effort qu’il faisait pour ne pas laisser paraître d’émotion, absorbait toute la puissance de son être. Il restait devant elle comme un homme à peine animé d’un souffle de vie. Ses yeux, creusés comme par une grande souffrance physique, avaient perdu tout éclat.

« Ah, votre frère… Mais, dans votre bouche… avec votre voix… cela paraît ;… en fait, chez vous, tout est divin… je voudrais connaître, jusque dans leurs profondeurs les plus reculées, vos sentiments, vos pensées… »

« Et pourquoi, Kirylo Sidorovitch ? » s’écria-t-elle, alarmée par ces paroles, sorties de lèvres étrangement inertes.

« Ne craignez rien. Ce n’est pas pour vous trahir ! Alors vous êtes allée chez Pierre Ivanovitch ?… Et Sophia Antonovna ? Que vous a-t-elle donc dit ?… »

« Peu de choses, à la vérité. Elle savait que j’apprendrais tout de votre bouche, et n’a pris le temps de me dire que quelques mots ». La voix de Mlle Haldin sombra, et elle resta un instant silencieuse. « L’homme s’est tué, paraît-il », fit-elle tristement.

« Dites-moi, Natalia Victorovna », demanda-t-il, après un silence. « Croyez-vous au remords ? »

« Quelle question ! »

« Comment pourriez-vous le connaître, vous ! » murmura-t-il, d’une voix sourde. Il n’y a pas de remords pour des êtres tels que vous… Ce que je voulais vous demander, c’est si vous croyez à l’efficacité du remords ? »

Elle hésita, comme si elle n’avait pas compris, puis son visage s’éclaira.

« Oui, certainement ! » dit-elle, d’un ton ferme.