Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/278

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


« Alors Ziemianitch est absous. D’ailleurs c’était une brute, une simple brute, un ivrogne… »

Un frisson secoua Mlle Haldin.

« C’était », poursuivit Razumov, « un homme du peuple, à qui les révolutionnaires venaient parler de sublimes espoirs… Il faut pardonner au peuple… Et il ne faut pas croire non plus tout ce que l’on vous a dit là… », conclut-il, avec une sorte de répugnance sinistre.

« Vous me cachez quelque chose ! » s’écria la jeune fille.

« Croyez-vous, Nathalia Victorovna, que la vengeance s’impose comme un devoir ? »

« Écoutez, Kirylo Sidorovitch. Je crois que l’avenir nous sera clément à tous. Révolutionnaires et réactionnaires, victimes et exécuteurs, traîtres et trahis, la grande pitié s’étendra sur eux tous, quand le jour se lèvera enfin, dans notre ciel sombre ! La pitié et l’oubli, sans lesquels il ne saurait y avoir d’union ni d’amour ! »

« Je comprends. Alors vous ne réclamez pas de vengeance ? Pas la moindre vengeance ? Jamais ? » Un sourire amer parut sur ses lèvres décolorées. « On dirait que vous représentez l’esprit même de ce généreux avenir. Il est étrange que cela ne facilite pas… Non ! Mais supposons que l’homme qui a réellement trahi votre frère – Ziemianitch eut une part dans cette trahison, mais une part insignifiante et tout à fait involontaire – supposons que ce fût un jeune homme bien élevé, un travailleur intellectuel, un esprit réfléchi, un homme à qui votre frère aurait pu se fier à la légère peut-être…, mais pourtant supposez… Il y a tout une histoire dans ce que je vous dis là… »

« Et vous connaissez cette histoire ? Mais alors, pourquoi ?… »

« Je l’ai entendue raconter. On y parle d’un escalier et même de fantômes… mais qu’importe… puisqu’un homme est toujours au service de quelque chose de plus grand que lui-même… de l’idée ? Je me demande quelle est, dans cette aventure, la plus grande victime ? »

« Dans cette aventure ? » répéta Mlle Haldin qui semblait pétrifiée.

« Savez-vous pourquoi je suis venu à vous ? Simplement parce qu’il n’y a, dans le vaste monde, nulle autre personne vers qui je puisse aller ! Comprenez-vous ce que je dis ? Personne vers qui aller ! Concevez-vous la désolation de cette pensée : personne – vers – qui – aller ? »

La jeune fille, totalement trompée par son interprétation enthousiaste de deux lignes d’une lettre de visionnaire, poussée par la crainte