Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/286

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retomba, après un coup de tonnerre bref, comme un coup de feu tiré pour célébrer la fuite du jeune homme, hors de la prison du mensonge.

Il se souvenait confusément maintenant, d’avoir, un jour ou l’autre, entendu parler d’une assemblée de révolutionnaires qui devait se tenir ce soir-là, dans la maison de Julius Lespara.

En tout cas se dirigeait-il vers cette maison et se vit-il, sans surprise, sonner à la porte du publiciste. Elle était, bien entendu, hermétiquement close. À ce moment l’orage avait éclaté avec violence. La forte pente de la rue laissait ruisseler l’eau, et la pluie torrentielle formait autour du jeune homme, sous le jeu des éclairs, un voile lumineux. Il était parfaitement calme et prêtait une oreille attentive, entre les éclats du tonnerre, au faible tintement de la sonnette, qui résonnait quelque part dans la maison.

On ne le laissa pas entrer sans difficultés. Celui des hôtes qui s’était dévoué pour descendre et s’enquérir de ce que voulait le visiteur attardé, ne connaissait pas Razumov. Le jeune homme discuta patiemment avec lui. Il ne pouvait y avoir d’inconvénient à le laisser entrer. Il avait une communication à faire aux camarades réunis là-haut.

« Une communication importante ? »

« Ce sera aux auditeurs d’en juger. »

« Urgente ? »

« Je ne puis attendre un instant. »

Cependant, une des filles de Lespara descendait l’escalier, une petite lampe à la main, vêtue d’une robe noirâtre et fripée qui ne semblait tenir à elle que par miracle ; elle avait plus que jamais l’air d’une vieille poupée à la perruque brune et poussiéreuse, qu’on aurait trouvée derrière un canapé. Elle reconnut tout de suite Razumov.

« Comment allez-vous ? Vous pouvez entrer, naturellement ».

Guidé par la lueur de la lampe, Razumov monta derrière elle deux étages, dans l’ombre profonde. Arrivée sur le palier, elle posa la lumière sur une console et ouvrit une porte. Elle la franchit, suivie par l’hôte sceptique et par Razumov, qui entra le dernier, ferma la porte derrière lui, et fit un pas de côté, pour s’adosser au mur.

Les trois petites pièces en suite, avec leur plafond bas et fumeux et leurs lampes à pétrole, étaient bourrées de gens. On parlait haut dans les trois chambres, et partout on voyait des verres à thé, des verres pleins, demi-pleins ou vides, partout, jusque sur le plancher. La seconde fille de Lespara, échevelée et languissante, se tenait assise derrière