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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/299

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visite à Razumov ; je n’en concevais même pas le motif. Mais elle me dit n’être pas la seule à agir ainsi.

« Certains d’entre nous vont toujours le voir, au passage. Il est intelligent ; il a des idées… et il parle bien. »

C’est alors que j’entendis, pour la première fois, mentionner la confession publique de Razumov chez Lespara. Sophia Antonovna me fit un récit détaillé de tout ce qui s’était passé ce soir-là. C’est Razumov lui-même qui le lui avait conté, très minutieusement.

Alors fixant sur moi le regard de ses yeux brillants : « Toute vie comporte de mauvais moments. Une impression fausse entre dans l’esprit et fait naître la crainte, la crainte de soi-même, la crainte pour soi-même. Ou bien, c’est un faux courage… qui sait ? Peu importe ! appelez cela comme vous voudrez, mais dites-moi, combien connaissez-vous de gens capables de marcher délibérément à leur perte (comme il le dit lui-même dans ce cahier) plutôt que de continuer à vivre, secrètement avilis à leurs propres yeux. Combien ? Et veuillez bien remarquer ceci ; il était en sécurité quand il a pris sa décision. C’est au moment précis où il se sentait libéré de toute suspicion, bien plus encore, au moment où il voyait poindre l’espoir d’être aimé par cette admirable fille, c’est à ce moment même qu’il s’est avisé que ses sarcasmes les plus amers, que ses pires malices, que l’œuvre diabolique de sa haine et de son orgueil, seraient impuissants à lui cacher l’ignominie de l’existence ouverte devant lui… Il faut du caractère, pour faire une telle découverte ! »

J’écoutais ces paroles en silence. Qui voudrait discuter quand il s’agit de pardon ou de compassion ? Je m’aperçus d’ailleurs que la charité témoignée par les révolutionnaires au traître Razumov, était faite aussi pour une part, de remords. Sophia Antonovna continua, d’un ton un peu gêné :

« Il faut avouer qu’il avait été la victime d’une sorte d’attentat, d’une violence déloyale. On n’avait rien décidé, touchant son sort. Sa confession était volontaire. Et ce Nikita qui lui avait crevé les tympans sur le palier, de propos délibéré…, tout en jouant l’indignation…, eh bien, on l’a convaincu d’être un coquin de la pire espèce, un traître lui-même, un vendu, un espion ! Razumov m’a dit qu’une sorte d’inspiration l’avait poussé à l’accuser… »

« J’ai aperçu cette brute », interrompis-je. « Et je ne conçois pas comment il a pu tromper l’un des vôtres pendant plus d’une heure !… »

Elle m’arrêta.