Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/39

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« Et vous dites qu’il est venu vous faire ses confidences, comme cela, sans raison, à propos de bottes ? »

Razumov sentit le danger dans l’air. Le despotisme soupçonneux et sans merci s’était enfin démasqué. Une crainte soudaine scella les lèvres du jeune homme. Le silence de la chambre pesait maintenant comme celui d’un donjon profond, où le temps ne compte plus, et où peut-être, pour toujours, oublié un suspect. Mais le Prince vint à la rescousse :

« C’est la Providence même qui a conduit, dans un moment d’aberration, ce misérable chez M. Razumov ; il s’en rapportait à de vagues spéculations, à des conversations anciennes de plusieurs mois et totalement oubliées par notre jeune ami, au cours desquelles ils avaient échangé des pensées que l’autre a mal interprétées ».

« M. Razumov », interrogea le Général, d’un ton méditatif, après un instant de silence, « vous laissez-vous souvent entraîner à des conversations philosophiques ? »

« Non, Excellence », répondit froidement Razumov, avec un besoin soudain d’expansion. « Je suis un homme aux convictions solides. Il y a dans l’air des opinions brutales qui ne valent pas toujours la peine d’être combattues. Mais le mépris silencieux d’un esprit pondéré peut être mal interprété par des utopistes exaltés. »

Le Général le regardait entre ses mains écartées ; le Prince K… murmura : « Voilà bien un jeune homme sérieux. Un esprit supérieur ».

« D’accord, mon cher Prince », fit le Général. « M. Razumov peut être tranquille à mon égard ; je m’intéresse à lui et il paraît doué de cette qualité précieuse de savoir inspirer confiance. Ce qui m’étonne, c’est que l’autre soit venu raconter son histoire, soit venu avouer quoi que ce soit, le meurtre même, s’il ne cherchait qu’un asile de quelques heures. Car après tout rien n’était plus simple pour lui que de ne rien dire du tout… à moins qu’il n’ait tenté, poussé par une incompréhension absurde de vos vrais sentiments, de s’assurer de votre aide, hein, M. Razumov ? »

Razumov eut la sensation que le sol remuait ; cet homme grotesque à l’uniforme collant était terrible ; c’était son devoir d’être terrible.

« Je devine la pensée de Votre Excellence. Mais je ne puis que vous dire mon ignorance à ce sujet. »

« Je n’ai aucune idée particulière », murmura le Général avec une surprise bien jouée.

« Je suis dans ses mains, livré sans défense à cet homme », songeait