Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/40

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Razumov. Les fatigues et les dégoûts de cet après-midi, le besoin d’oubli, la terreur qu’il ne pouvait chasser tout à fait, réveillèrent sa haine pour Haldin.

« Alors je ne puis aider Votre Excellence. Je ne sais pas ce qu’il voulait. Je sais seulement que l’envie m’est venue d’abord de le tuer. Puis, un instant après, j’aurais voulu mourir moi-même. Je n’ai rien dit ; j’étais accablé ; je n’ai provoqué aucune confidence, exigé aucune explication. »

Razumov paraissait hors de lui, mais son esprit restait lucide ; en réalité cette explosion était volontaire.

« Il est regrettable », dit le Général, « que vous n’ayez rien su de plus. Mais n’avez-vous aucune idée de ses intentions ? »

Razumov s’apaisa, voyant là une porte de sortie.

« Il m’a dit son espoir de trouver vers minuit et demi un traîneau, qui l’attendrait à la hauteur du septième réverbère en partant de l’extrémité supérieure de la rue Karabelnaya. En tout cas il voulait se trouver là au temps fixé ; il ne m’a même pas demandé à changer de vêtements. »

« Ah voilà », dit le Général en se tournant vers le Prince K… avec un air de satisfaction. « Voici le moyen de mettre votre protégé à l’abri de tout soupçon à propos de cette arrestation. Nous attendrons le Monsieur dans la rue Karabelnaya ».

Le Prince exprima sa gratitude ; il y avait une vraie émotion dans sa voix. Razumov restait assis, immobile et silencieux, les yeux fixés sur le tapis. Le Général se tourna vers lui :

« À minuit et demi. Jusque-là, il faut que nous nous reposions sur vous, M. Razumov. Vous ne pensez pas qu’il ait l’intention de modifier ses projets ? »

« Comment puis-je le savoir ? » fit Razumov. « Pourtant des hommes de cette trempe n’ont pas l’habitude d’oublier leurs projets. »

« De quels hommes voulez-vous parler ? »

« Des amoureux fanatiques de la liberté en général, de la Liberté avec un grand L, Excellence, de la Liberté qui n’a aucun sens précis, de la Liberté au nom de laquelle on commet tant de crimes ! »

Le Général murmura :

« Je déteste tous les rebelles ; je n’y puis rien ; c’est dans ma nature. »

Il ferma le poing et l’agita, le bras ramené en arrière :

« On les détruira ».