Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/42

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Il se leva pour reconduire, avec une scrupuleuse courtoisie, ses visiteurs jusqu’au vestibule encombré de fleurs.

Razumov quitta le Prince au coin d’une rue. Dans la voiture, il avait écouté des paroles où le sentiment naturel entrait en lutte avec la prudence nécessaire. Le Prince craignait évidemment d’entretenir chez le jeune homme un espoir de commerce ultérieur. Mais la voix qui proférait dans l’ombre de sages paroles, des paroles de bonne volonté banale, avait une note de tendresse, et le Prince avait dit, à son tour :

« J’ai en vous une confiance parfaite, M. Razumov ».

« Ils ont donc tous confiance en moi », se disait sourdement Razumov. Il éprouvait un mépris indulgent pour l’homme serré contre lui dans la voiture étroite. Le vieillard devait craindre des scènes de ménage ; on disait sa femme orgueilleuse et violente.

Il lui semblait bizarre de faire au mystère une si large part dans le bonheur et la sécurité de la vie. Mais il voulait tranquilliser le Prince, et lui dit avec l’émotion nécessaire, que conscient de ses moyens modestes, et sûr de sa puissance de travail, il saurait se créer un avenir. Il exprima sa gratitude pour l’aide qu’il avait rencontrée. On ne se trouvait pas deux fois en présence de situations aussi exceptionnelles, ajouta-t-il.

« Et vous vous êtes comporté cette fois avec une fermeté et une correction qui me donnent une haute idée de votre valeur », fit le Prince, gravement. « Il ne vous reste plus qu’à persévérer,… à persévérer. »

En descendant sur le trottoir, Razumov se vit tendre par la portière du coupé, une main dégantée dont l’étreinte se prolongea un instant. La lumière d’un réverbère tombait sur la figure longue et les favoris gris à l’ancienne mode du Prince :

« J’espère que vous êtes tout à fait rassuré maintenant sur les conséquences… »

« Après ce que Votre Excellence a bien voulu faire pour moi, je ne puis que m’en rapporter à ma conscience. »

« Adieu », fit l’homme aux favoris, avec sentiment.

Razumov s’inclina ; le traîneau glissa sur la neige avec un petit crissement ; l’étudiant restait seul sur le bord du trottoir.

Il se dit qu’il n’avait plus à s’occuper de rien, et se mit en route vers son domicile.

Il marchait lentement. Il lui était arrivé souvent de rentrer ainsi, à une heure tardive, après une soirée passée chez des camarades, ou