Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/43

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dans un théâtre aux places modestes. Après quelques pas, il retrouva une impression d’habitudes familières. Il n’y avait rien de changé : il apercevait, en tournant le coin bien connu, la lumière confuse du magasin de comestibles tenu par une Allemande. Il voyait, derrière la petite vitrine, les miches de pain rassis, les bottes d’oignons et les chapelets de saucisses. On fermait justement la boutique. Le petit boiteux chétif, qu’il connaissait si bien de vue, trébuchait dans la neige, un large volet aux bras.

Il n’y avait rien de changé. Il retrouvait la porte familière, au vide de laquelle brillaient de faibles lueurs, indiquant l’entrée des divers escaliers.

Le sentiment de la continuité de la vie se basait sur de futiles impressions physiques. Les trivialités de l’existence quotidienne étaient la meilleure protection de l’âme. Cette pensée ajoutait au calme moral de Razumov, tandis qu’il commençait à grimper, dans la nuit, la main sur la crasse trop connue de la rampe, les marches si familières à ses pieds. L’exceptionnel ne pouvait rien contre les mille faits matériels, qui font de chaque jour la répétition des jours précédents. Demain serait comme hier.

C’est seulement sur le palier de sa chambre qu’il se sentit rentré dans le domaine de l’anormal.

« Je suppose », pensait-il, « que si j’étais décidé à me faire sauter la cervelle devant ma porte, j’aurais la même tranquillité pour monter l’escalier. Mais pourquoi en serait-il autrement ? Ce qui est écrit doit arriver ! Des événements extraordinaires surviennent, puis ils passent comme les autres. De même, quand on a pris une résolution, il n’y a plus qu’à laisser les choses suivre leur cours. Les soucis quotidiens, les pensées banales viennent tout submerger,… et la vie se poursuit comme auparavant, en laissant dans l’ombre, comme il convient, tous ses côtés mystérieux et secrets. L’existence est une chose qui doit être vue de tous. »

Razumov ouvrit sa porte et en retira la clef ; il entra tout doucement et verrouilla soigneusement la porte derrière lui.

« Il m’entend », se disait-il, et il restait l’haleine coupée devant la porte refermée. Il ne perçut aucun bruit et s’avança délibérément dans l’ombre de l’antichambre nue. Dans sa chambre, il tâtonna sur la table, à la recherche de la boîte d’allumettes. Le bruit de sa main troublait seul le silence. L’homme dormait-il donc si profondément ?

Il frotta une allumette et regarda le lit. Haldin s’y trouvait toujours,