Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


« Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion…, vous comprenez ? » grommela Razumov entre ses dents.

Haldin regardait toujours le plafond.

« Voyez-vous, frère, j’ai beaucoup fréquenté dans cette maison, depuis quelque temps ; j’y portais des livres, des brochures. Il y a pas mal de ces pauvres gens qui savent lire. Et pour trouver des hôtes au banquet de la liberté, il faut battre les buissons et les chemins obscurs. Au fait j’ai presque uniquement vécu là pendant les dernières semaines ; je couchais dans l’écurie ; il y a une écurie… »

« C’est là que j’ai trouvé Ziemianitch », interrompit doucement Razumov. Un esprit d’ironie l’inspirait, et il ajouta :

« Entrevue satisfaisante, et qui m’a laissé l’esprit très apaisé. »

« Ah, c’est un homme », reprit Haldin d’une voix lente, les yeux toujours fixés sur le plafond. « Voici comment j’ai fait sa connaissance Depuis quelques semaines, résigné à ce que je devais faire, j’essayais de m’isoler. Je n’allais plus dans ma chambre. Pourquoi risquer d’exposer une pauvre veuve aux tracasseries de la police ? J’ai cessé de voir tous nos camarades… »

Razumov tira vers lui une feuille de papier et se mit à y faire des dessins, au crayon.

« Ma parole », pensait-il avec colère, « il a pensé à mettre tout le monde à l’abri… sauf moi ! »

« Ce matin… poursuivait Haldin, « ah ! ce matin, c’était différent ! Comment vous expliquer ? Avant que la chose fut faite, je me promenais la nuit et me cachais le jour, en y songeant sans cesse. Mais je me sentais très calme…, oui, très calme, malgré l’absence de sommeil. De quoi aurais-je pu me tourmenter ? Mais ce matin… après… ! C’est alors que l’agitation m’a pris. Je n’aurais pas pu rester dans cette grande bâtisse, pleine de misère. On ne trouve pas la paix, en ce monde, auprès des malheureux. Alors, dans le chantier, en entendant crier cet imbécile de gardien, je me suis dit : « Il y a dans cette ville, un jeune homme qui domine, de la tête et des épaules, la mesquinerie des préjugés vulgaires… »

« Se moquerait-il de moi ? » se demanda Razumov, qui continuait automatiquement ses dessins de carrés et de triangles. Et soudain, il pensa : « Ma conduite doit lui paraître étrange. S’il allait s’effrayer maintenant et s’enfuir quelque part !… Tout serait fini pour moi. Ce maudit Général !… »

Il laissa tomber son crayon et se tourna brusquement vers le corps é