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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/46

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tendu dans l’ombre du lit, ce corps tellement plus indistinct que celui dont il avait, sans hésitation, écrasé la poitrine. Était-ce un fantôme encore ?… »

Le silence avait pesé longuement. « Il n’est plus ici… » Cette pensée se faisait jour dans l’esprit de Razumov, qui la repoussait désespérément, effrayé de son absurdité. « Il est parti…, et ceci n’est plus… »

Cette angoisse était intolérable. Il sauta sur ses pieds en disant à voix haute : « J’ai affreusement peur. » Et en quelques pas résolus, il se trouva au pied du lit. Sa main se posa doucement sur l’épaule de Haldin, et le sentiment de la vie réelle de l’homme lui mit au cœur une tentation folle de saisir la gorge qui s’offrait ; il aurait arraché le souffle à ce corps, pour l’empêcher de s’évanouir entre ses mains et de ne laisser derrière lui qu’un fantôme.

Haldin ne fit pas un mouvement, mais ses yeux, un instant détournés, se portèrent vers Razumov, avec une gratitude pensive pour sa manifestation de sympathie.

Razumov s’éloigna du lit et se mit à arpenter la chambre à grands pas. « C’eût peut-être été le meilleur service à lui rendre », se disait-il, effrayé de trouver semblable excuse à la frénésie de meurtre qu’il avait sentie monter en lui, et que malgré tout il ne pouvait pas repousser. Et raisonnant son impulsion : « Qu’est-ce qui l’attend ? » Songeait-il. La potence, en définitive… et moi… »

Ses pensées furent interrompues par la voix de Haldin :

« Pourquoi vous tourmenter à mon sujet ? On pourra me tuer, mais on ne pourra pas chasser mon âme de ce monde. Écoutez ! j’ai une telle foi dans le monde, que je ne puis concevoir l’éternité que comme une très longue vie ! Peut-être est-ce la raison qui me rend la mort si facile ! »

« Hum ! » murmura Razumov, qui se mordit la lèvre et continua sa promenade, tout en ruminant ses étranges pensées.

« … Oui, pour un homme dans une telle situation… ce serait une charité. » Pourtant il ne s’agissait pas ici de charité, mais de justice… Et l’homme était tellement insaisissable !

« Moi aussi, Victor Victorovitch, j’ai foi dans notre monde », dit-il d’un ton ferme. « Moi aussi… tant que je vis… Mais vous paraissez résolu à revenir le visiter… après… Vous ne croyez pas sérieusement… ? »

Toujours immobile, Haldin l’interrompit :

« Si ! bien sûr… Je reviendrai… Il faut que nos esprits viennent hanter les oppresseurs de la pensée qui anime le monde des bourreaux