Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/58

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

faisait souvent la meilleure besogne. Puis, très vite, dans un murmure de ses lèvres fébriles :

« L’homme qu’on a arrêté dans la rue était Haldin. »

Et il ajouta, sans s’étonner du silence angoissé de Razumov, qu’il n’y avait pas d’erreur possible. L’employé en question avait son service de nuit au Secrétariat. Entendant un grand bruit de pas dans le vestibule, et sachant qu’on amenait parfois la nuit les prisonniers politiques de la forteresse, il avait ouvert brusquement la porte de la pièce où il travaillait. Avant que le planton n’eût eu le temps de le repousser et de lui claquer la porte à la figure, il avait pu voir un prisonnier, à demi porté, à demi traîné dans le vestibule, par une troupe de policiers. On le traitait avec brutalité… Et l’employé n’avait pas eu de peine à reconnaître Haldin. Moins d’une heure après, le général T. était arrivé en personne pour interroger le prisonnier. « Cela ne vous étonne pas ? » conclut l’étudiant famélique.

« Non », fit rudement Razumov avec un immédiat regret de ses paroles.

« Nous croyions tous Haldin en province, dans sa famille… Pas vous ? »

Et l’étudiant fixait de ses grands yeux le visage de Razumov qui dit imprudemment :

« Sa famille est à l’étranger ».

Il se serait mordu la langue de vexation. L’étudiant déclara, d’un ton profondément significatif :

« Alors ! Vous étiez seul à savoir… » Il s’arrêta.

« Ils ont juré ma ruine ! », pensa Razumov. « Avez-vous parlé de cela à quelqu’un d’autre ? » demanda-t-il avec une curiosité amère.

Le grand étudiant hocha la tête.

« Non, à vous seul. Nous avons pensé, au cercle, que, comme on avait entendu souvent Haldin exprimer une appréciation chaleureuse de votre caractère… »

Razumov ne put retenir un geste de désespoir rageur, que l’autre dut mal interpréter, car il cessa de parler, et détourna le regard sombre de ses yeux ternes.

Ils marchaient côte à côte, en silence. Puis le grand garçon blême se mit à murmurer, les yeux au loin :

« Comme nous n’avons en ce moment aucun allié à l’intérieur de la forteresse, pour lui faire passer un paquet de poison, nous avons projeté un nouvel attentat, qui viendrait bientôt, en manière de vengeance… »