Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/59

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Razumov l’interrompit :

« Vous connaissiez Haldin ? Savait-il où vous habitiez ? »

« J’ai eu le bonheur de l’entendre parler deux fois », répondit son compagnon sur le ton fébrile qui contrastait avec la sombre apathie de ses traits et de son allure. « Il ne savait pas où j’habite ;… je n’ai qu’un pauvre logis… dans une famille d’artisans ;… un coin dans une chambre. Il n’est pas très commode de venir me voir, mais si vous avez jamais besoin de moi, je suis prêt à… »

Razumov tremblait de dégoût et de crainte. Il était hors de lui, mais réussit à maîtriser sa voix.

« Il ne faut pas que vous veniez chez moi ! Il ne faut pas que vous me parliez ! Ne me dites jamais un mot ! Je vous le défends ! »

« Très bien ! » fit l’autre, avec soumission, et sans témoigner aucune surprise de cette interdiction brutale. « Vous ne désirez pas… pour des raisons secrètes… parfaitement… Je comprends ! »

Il s’éloigna aussitôt, sans un regard, et Razumov le vit traverser obliquement la rue, grande figure minable, usée par la faim, qui s’en allait la tête basse, avec un mouvement régulier des pieds lourds.

Il le regardait, comme on poursuit une vision au sortir d’un cauchemar, puis il suivit sa route, en s’efforçant de ne pas penser. Sur le palier de sa chambre, la logeuse semblait guetter sa venue. C’était une petite femme, massive et informe, dont la large figure jaune s’enveloppait éternellement d’un châle de laine noire. Quand elle le vit arriver, elle jeta les bras en l’air, nerveusement, puis se mit les mains sur la figure :

« Kirylo Sidorovitch, petit père, qu’avez-vous fait ? Vous, un jeune homme si tranquille ! La police vient de partir, après avoir perquisitionné dans votre chambre ! »

Razumov fixa sur elle un regard silencieux d’attention interrogative. La grosse figure bouffie tressaillait d’émotion. Elle leva sur lui des yeux suppliants.

« Un homme si raisonnable ! On le voit bien, que vous êtes raisonnable ! Et maintenant… comme cela… tout d’un coup ! À quoi bon vous mêler à ces Nihilistes ? Laissez-les, petit père… Ce sont des malheureux ! »

Razumov haussa les épaules, imperceptiblement.

« Ou bien, est-ce un ennemi secret qui vous a calomnié, Kirylo Sidorovitch ? Le monde est si plein, de nos jours, de cœurs faux et de vils dénonciateurs ! Il y a tant de terreur, partout ! »