Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/67

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plus le porter… Mais pourquoi ?… Pour quelle raison plausible ?… Dans quel but ?…

Il ne pouvait trouver de réponse raisonnable à ces questions. Razumov se souvint pourtant de la promesse faite au prince K… par le général T… Son nom devait rester dans l’ombre.

Il descendit l’escalier, degré par degré, en se soutenant de toute sa force à la rampe. Sous la porte, il retrouva une certaine vigueur de pensée et d’allure. Il sortit dans la rue sans trébucher. Et son esprit s’affermissait de minute en minute. Il se disait pourtant que le général T… était parfaitement capable de le faire enfermer dans la forteresse pour un laps de temps indéfini. Son tempérament était fait pour l’impitoyable tâche, et sa toute-puissance le rendait inaccessible aux arguments de la raison.

Mais, en arrivant au Secrétariat, Razumov s’aperçut qu’il n’allait pas avoir affaire au général T… Il apparaît clairement, d’après le journal de l’étudiant, que ce terrible personnage voulait rester dans l’ombre. C’est un fonctionnaire civil de rang très élevé qui reçut Razumov dans son bureau particulier, après l’avoir fait attendre dans un service, où de nombreux scribes écrivaient sur des tables, au milieu d’une atmosphère chaude et étouffante.

L’employé en uniforme qui conduisait l’étudiant lui dit dans le couloir :

« Vous allez être reçu par Gregory Matvieitch Mikulin ».

Il n’y avait rien de redoutable dans la mine de l’homme qui portait ce nom. Son regard doux et attentif était à l’avance tourné vers la porte par où pénétra Razumov. Il lui désigna tout de suite, de la plume qu’il tenait à la main, un canapé profond situé entre deux fenêtres, et suivit du regard le jeune homme qui traversait la pièce pour aller s’asseoir. C’était un regard paisible où ne se lisait ni curiosité, ni soupçon, ni hostilité…, un regard presque dépourvu d’expression. Il y avait dans son insistance douce une espèce de sympathie.

Razumov qui avait tendu sa volonté et préparé son esprit pour une rencontre avec le général T… lui-même, fut profondément troublé. La vigueur morale dont il avait fait provision à l’avance, pour lutter contre les abus possibles de la puissance et de la passion, n’avait plus de raison d’être en face de cet homme pâle, à la longue barbe déployée. Elle était blonde, clairsemée, et très fine. Le jour tombait en reflets de cuivre sur les saillies d’un front haut et sévère. Et les traits larges et doux donnaient au visage un aspect si paisible et si familier