Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/68

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que l’on s’étonnait, comme d’une affectation prétentieuse, de la raie très soignée qui séparait les cheveux sur le milieu de la tête.

Le journal de M. Razumov témoigne d’une certaine irritation de sa part. Je dirai, en passant, que le journal proprement dit, consistant en notes plus ou moins quotidiennes, semble commencer ce soir-là, au moment où l’étudiant revint à sa chambre.

M. Razumov était donc irrité ; sa volonté tendue se brisait tout à coup.

« Il faut être très prudent », se disait-il en échangeant avec le fonctionnaire un regard muet… Le silence se prolongea pendant quelques minutes et fut caractérisé (car un silence peut avoir une physionomie spéciale) par une sorte de tristesse, due peut-être à la douceur pensive dont paraissait faire montre l’homme barbu. Razumov sut plus tard qu’il était chef de direction au Secrétariat général et qu’il avait, dans la hiérarchie civile, un rang équivalent à celui de colonel dans l’armée.

La méfiance de Razumov s’accentuait. Il fallait se garder surtout de trop parler. On ne l’avait pas appelé là sans une raison valable. Quelle était cette raison ? On voulait lui laisser entendre qu’il était suspect. Et le faire parler aussi, sans doute. Mais parler de quoi ? Il n’y avait rien à dire… À moins que Haldin n’eut raconté des histoires… Toutes ces incertitudes dangereuses obsédaient Razumov. Et le silence lui pesait tant, qu’il prit le premier la parole, en se maudissant de sa faiblesse, après s’être promis de n’en rien faire.

« Je n’ai pas perdu un instant », fit-il d’un ton rude et provocant ; et l’on eut dit qu’il perdait toute faculté de langage pour en faire part à son interlocuteur ; le conseiller Mikulin murmura, d’un ton d’approbation :

« Parfait ! parfait !… Bien, qu’à vrai dire… »

Mais le charme était rompu, et Razumov interrompit hardiment le fonctionnaire, avec la conviction soudaine que c’était là, pour lui, la plus sûre attitude. Il se plaignit avec un flot impétueux de paroles, d’être absolument incompris. Et tout en sentant son audace, il se disait que le mot « incompris » était plus juste que le mot « soupçonné » et le répétait avec insistance. Tout à coup, il s’arrêta, saisi de terreur devant l’immobilité attentive du bureaucrate.

« Qu’est-ce que je lui raconte ? » se dit-il, en jetant sur l’homme un regard trouble. Avec de telles gens, on était soupçonné et non pas incompris… C’était là l’expression juste ! Être incompris c’était encore une autre espèce d’horreur ! Et tout cela, il le devait au misérable