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Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/74

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« Eh bien, Kirylo Sidorovitch ! Que faites-vous donc ? »

Razumov tourna la tête et le regarda en silence. Il n’était nullement décontenancé. Le conseiller Mikulin tenait les bras allongés devant lui sur la table, et penchait légèrement le corps en avant, en forçant le regard de ses yeux troubles.

« Allais-je réellement partir ainsi ? » se demandait Razumov avec une contenance impassible. Mais il sentait, sous ce calme affecté, un étonnement se faire jour :

« Évidemment, je serais sorti, s’il n’avait pas parlé », pensait-il. « Qu’aurait-il fait alors ? Il faut en finir, d’une façon ou de l’autre, avec cette affaire ! Il faut que je l’oblige à me montrer son jeu. »

Il réfléchit encore un instant, derrière le masque de sa physionomie impénétrable, puis lâcha le bouton de la porte pour revenir au milieu de la pièce.

« Je vais vous dire ce que vous pensez », fit-il brusquement, mais sans élever la voix. « Vous croyez avoir affaire à un complice de ce malheureux homme. Non, je ne sais pas s’il était malheureux ; il ne m’en a rien dit. À mon sens, c’était un misérable ! parce que c’est un crime plus grand de perpétuer une idée fausse que de supprimer un homme. Je pense que vous ne nierez pas cela ! Je l’ai haï ! Les visionnaires propagent dans le monde une éternité de misère. Leurs utopies sèment, dans la masse des esprits médiocres, le dégoût de la réalité et le mépris de la logique séculaire du développement humain ! »

Razumov eut un mouvement d’épaules et un regard inquiet. « Quelle tirade », pensait-il, impressionné par le silence et l’immobilité de Mikulin. Le bureaucrate barbu restait assis à son poste, maître de lui comme une idole mystérieuse aux yeux vagues et impénétrables.

Le ton de Razumov se modifia involontairement.

« Si vous me demandez la raison de ma haine pour Haldin, je vous répondrai qu’elle n’a rien à voir avec le sentiment. Je ne l’ai pas haï d’avoir commis un crime, un meurtre ; l’horreur n’est pas la haine. Je l’ai haï simplement parce que j’ai l’esprit sain. C’est par là qu’il m’a fait souffrir… Sa mort… »

Razumov sentit sa voix s’enrouer dans sa gorge. La brume semblait descendre des yeux du conseiller Mikulin sur tout son visage, et le rendre indistinct à la vue du jeune homme. Mais il s’efforçait de ne pas s’arrêter à de tels phénomènes.

« Oui, vraiment », poursuivit-il, en scandant chacune de ses paroles, «