Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/75

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que m’importe sa mort ? S’il gisait ici sur le sol, je marcherais sur sa poitrine. Cet homme n’est plus qu’un fantôme… »

La voix de Razumov s’éteignit, malgré lui. Mikulin, derrière sa table, ne faisait pas le plus petit mouvement. Le silence pesa quelque temps, avant que Razumov pût continuer.

« Il parlait de moi, à droite et à gauche ; les intellectuels tiennent dans leurs logis des séances où ils se grisent d’idées venues du dehors, au même titre que les officiers des Gardes se grisent avec des vins étrangers. Simple débauche !… Ma parole », et Razumov, enragé par le souvenir de Ziemianitch, brusquement surgi dans son esprit, baissa la voix, pour poursuivre avec emphase : « Ma parole, nous autres Russes sommes une nation d’ivrognes ! Il nous faut toujours une ivresse quelconque, pour devenir fous de douleur ou abrutis de résignation, pour tomber inertes comme une souche, ou mettre le feu à la maison… Je voudrais savoir ce que doit faire un homme sobre. On ne peut pas se tenir absolument à l’écart de ses concitoyens. Il faut être un saint pour vivre dans un désert ! Et si un ivrogne, au sortir d’un café, se pend à votre cou et vous embrasse sur les deux joues, parce qu’il y a dans votre aspect quelque chose qui lui a plu, que pouvez-vous faire, je vous le demande ? Vous lui briserez peut-être un gourdin sur le dos, sans réussir pour cela à le chasser… »

Le conseiller Mikulin leva la main, et la passa sur son visage, avec un geste délibéré.

« Oui… en effet… », fit-il, à mi-voix.

Razumov eut un sursaut devant la gravité tranquille de ce geste si inattendu, et qui masquait une indifférence alarmante. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Et l’étudiant se souvint qu’il voulait obliger son interlocuteur à montrer son jeu.

« J’ai dit tout cela au prince K… », reprit-il avec une tranquillité feinte ; mais il se troubla à nouveau, en voyant le conseiller Mikulin faire un geste léger d’assentiment… « Vous le saviez ?… Vous avez appris ?… Pourquoi alors m’avoir appelé… pour me dire l’exécution de Haldin ? Vouliez-vous donc me confronter avec son silence, maintenant qu’il est mort ? Que m’importe son silence ? Tout ceci est incompréhensible ! Vous voulez ébranler mon équilibre moral ! »

« Non. Pas du tout », murmura le conseiller Mikulin, d’une voix à peine perceptible. « Nous savons apprécier le service que vous avez rendu… »

« Ah vraiment ?… » interrompit Razumov avec ironie.

« …