Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/76

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Et la difficulté de votre position… » Mikulin n’élevait toujours pas la voix. « Mais songez un peu ! Vous tombez du ciel, dans le bureau du prince K…, avec votre histoire stupéfiante… Vous étudiez encore, M. Razumov, mais nous, nous savons déjà ; n’oubliez pas cela… Et c’était une curiosité bien légitime… »

Le Conseiller regarda sa barbe ; les lèvres de Razumov tremblèrent.

« Un événement semblable impose sa marque à un homme », continuait la voix douce. « J’avoue que j’étais curieux de vous connaître. Le général T… a jugé lui aussi, que ce serait chose utile… Ne me croyez pas inapte à comprendre vos sentiments. À votre âge j’étais étudiant aussi… »

« Oui, vous désiriez me voir », interrompit Razumov avec un accent de répugnance profonde. « Naturellement, vous en aviez le droit, c’est-à-dire le pouvoir, ce qui revient au même ! Mais vous ne gagneriez rien à me regarder et à m’écouter pendant un an… Je commence à croire qu’il y a quelque chose en moi, que les gens ne peuvent pas comprendre. C’est regrettable. Il me semble pourtant que le prince K… ait compris… Au moins en avait-il l’air… »

Le conseiller Mikulin fit un léger mouvement.

« Le prince K… est au courant de tout ce que nous faisons, et je préfère vous dire qu’il a acquiescé à mon désir de faire votre connaissance. »

Razumov dissimula son immense désappointement sous un accent de surprise ironique.

« Alors… c’est un curieux, lui aussi. Eh bien ! après tout, le prince K… me connaît fort peu. C’est vraiment très malheureux pour moi ;… mais… ce n’est pas tout à fait ma faute ! »

Le conseiller eut un geste rapide de la main, levée en manière de protestation, et pencha légèrement sa tête sur l’épaule…

« Voyons, M. Razumov ! Pourquoi prendre les choses ainsi ? Je suis certain que tout le monde… »

Il jeta rapidement les yeux sur sa barbe, et lorsqu’il les releva, il y eut, pendant un instant, une expression d’intérêt dans son regard brumeux. Mais Razumov n’y répondit que par un sourire froid et hostile.

« Non. Tout cela est évidemment sans importance ; seul importe au moins l’éveil de toute cette curiosité pour un fait si simple. Et maintenant que faire ? Comment apaiser cette curiosité ; avec quoi, veux-je dire, l’apaiser ? Je me trouve être né Russe, et animé d’instincts patriotiques… dont je ne saurais dire s’ils sont ou non héréditaires… »

Razumov parlait