Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/88

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du Standard put produire l’effet d’une tête de Méduse. Les traits de la jeune fille, ses yeux, ses membres, se pétrifièrent instantanément. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est que dans son immobilité de pierre, elle restait vivante ! On sentait les palpitations de son cœur. J’espère qu’elle m’a pardonné l’attente que lui valurent mes explications maladroites : ce ne fut pas très long ; elle n’aurait pas pu rester ainsi figée de la tête aux pieds, plus d’une ou deux secondes ; je l’entendis enfin faire une longue inspiration. Comme si le choc avait paralysé sa résistance morale et compromis la fermeté de ses muscles, les contours de sa figure semblaient s’être fondus. Elle était affreusement changée. Elle paraissait vieillie, brisée. Mais cela ne dura qu’un instant : elle dit avec décision :

« Je vais avertir ma mère tout de suite. »

« Serait-ce prudent, dans son état ? » observai-je.

« Quel état peut être pire pour elle que celui de ce dernier mois ? Nous avons une compréhension différente de ces choses. Il ne s’agit pas ici d’un crime… Ne croyez pas que je veuille le défendre devant vous. »

Elle se dirigea vers la porte de la chambre, puis revint à moi pour me prier en un murmure très bas de ne pas partir avant son retour. Pendant vingt interminables minutes, aucun son ne me parvint. À la fin, Mlle Haldin sortit de la chambre et traversa le salon de son pas rapide et léger. Quand elle atteignit le fauteuil, elle s’y laissa tomber lourdement, comme si elle eut été complètement épuisée. « Madame Haldin, me dit-elle, n’avait pas versé une larme. Elle était restée assise dans son lit et son immobilité, son silence, étaient très alarmants. À la fin elle s’était recouchée doucement, en faisant signe à sa fille de se retirer.

« Elle va m’appeler tout à l’heure », ajouta Mlle Haldin ; « j’ai laissé une sonnette près de son lit. »

Je dois avouer que ma très réelle sympathie ne savait sur quoi s’appuyer. Les lecteurs d’Occident pour qui j’écris cette histoire sauront me comprendre. C’était, si je puis dire, manque d’expérience. La mort est une voleuse sans pitié. L’angoisse d’une perte irréparable nous est familière à tous. Il n’y a pas de vie assez solitaire pour pouvoir se sentir à l’abri de coups semblables. Mais la douleur dont j’avais été le messager pour ces dames avait de redoutables associations. Avec son accompagnement de bombes et d’échafaud, elle faisait le fond d’un tableau sombre et russe qui valait quelque incertitude à la nature de ma sympathie.

Je