Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/89

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fus reconnaissant à Mlle Haldin de ne m’avoir pas embarrassé par l’étalage de ses sentiments intimes. Je l’admirais de sa merveilleuse maîtrise d’elle-même, tout en m’en sentant un peu effrayé. C’était le calme indicateur d’une tension profonde. Qu’arriverait-il s’il cédait tout à coup ? La porte même de la chambre de Mme Haldin, et l’idée de la vieille mère toute seule, avaient un aspect redoutable.

Nathalie Haldin murmura tristement :

« Je suppose que vous vous demandez ce que je puis éprouver ? »

Elle avait raison. Mon incertitude même troublait ma sympathie d’Occidental obtus. Je ne pouvais trouver que des phrases banales, de ces phrases futiles qui nous donnent la mesure de notre impuissance devant les épreuves du voisin. Je marmottai des mots confus disant qu’aux jeunes gens, la vie réservait des espoirs et des compensations. Elle comportait des devoirs aussi, mais cela, je savais qu’il n’y avait pas besoin de le lui rappeler.

Elle tenait un mouchoir dans les mains et le tordait nerveusement.

« Je ne suis pas près d’oublier ma mère », dit-elle. « Nous étions trois. Maintenant nous restons deux… deux femmes. Elle n’est pas si vieille. Elle peut vivre encore longtemps. Qu’avons-nous à demander à l’avenir ? Quel espoir et quelle consolation ? »

« Il faut voir plus loin », dis-je avec décision, pensant qu’avec cette créature exceptionnelle c’est la corde du devoir qu’il fallait faire vibrer. Elle me regarda avec fermeté pendant un instant, puis les larmes qu’elle avait retenues jusque-là se mirent à couler sans contrainte. Elle bondit, et se tint devant la fenêtre, le dos tourné.

Je m’esquivai sans essayer même de l’approcher. Le lendemain on me dit à la porte que Mme Haldin allait mieux. La servante m’apprit que beaucoup de gens – des Russes – étaient venus à la maison, mais que Mlle Haldin n’avait reçu personne. Quinze jours plus tard, au moment de ma visite quotidienne, on me pria d’entrer et je trouvai Mme Haldin assise à sa place ordinaire, près de la fenêtre.

On aurait pu croire, au premier abord, que rien n’était changé. Je vis à l’autre bout de la chambre le profil familier, un peu plus ferme de dessin, et couvert de la pâleur uniforme, que l’on pouvait s’attendre à trouver chez une malade. Mais aucune maladie n’aurait pu expliquer le regard nouveau des yeux noirs qui ne souriaient plus avec une douce ironie. Elle les leva en me donnant la main. J’aperçus sur la petite table, aux côtés du fauteuil, le numéro du Standard vieux de trois semaines, plié de façon à laisser voir l’article du correspondant