Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

(Le texte des deux premières lignes, rognées, est issu de cet exemplaire.)

fendant l’indépendance des assemblées délibérantes ; vingt-six membres sur quatre-vingts s’associèrent à ses vues. De nouvelles exigences vinrent bientôt soulever d’autres protestations. Le 18 janvier 1802, le premier consul écrivit à son collègue Cambacérès : « Je vous prie de tenir la main à ce qu’on nous débarrasse exactement des vingt et des soixante mauvais membres que nous avons dans les autorités constituées. » Cambacérès exécuta la consigne et Benjamin Constant fut éliminé avec Daunou, Chénier, Ginguené, et tous les mauvais membres qui se réfugièrent dans le salon de madame de Staël : le despotisme ombrageux du premier consul les y poursuivit encore ; madame de Staël fut expulsée et se rendit en Allemagne.

« Benjamin Constant, dit-elle, eut la bonté de m’accompagner ; mais comme il aimait aussi beaucoup le séjour de Paris, je souffrais du sacrifice qu’il me faisait. Chaque pas des chevaux me faisait mal, et quand les postillons se vantaient de m’avoir menée vite, je ne pouvais m’empêcher de soupirer du triste service qu’ils me rendaient. Je fis ainsi quarante lieues sans reprendre possession de moi-même. »

L’arrêt de proscription qui frappait l’illustre fille de Necker excita, chez Benjamin Constant, un sentiment profond d’indignation.

« J’admire Bonaparte, a-t-il dit à propos de cet arrêt, quand il couvre de gloire les drapeaux de la nation qu’il gouverne. Je l’admire quand, prévoyant l’instant où la mort brisera son bras de fer, il dépose dans le Code civil des germes d’institutions libérales ; je l’admire quand il défend le sol de la France ; mais, je le déclare, la persécution d’un des plus beaux talents de ce siècle, son acharnement contre un des caractères les plus élevés de notre époque, sont dans son histoire une tache ineffaçable. L’exil d’Ovide a flétri la mémoire d’Auguste, et si Napoléon, à beaucoup d’égards, est bien supérieur au triumvir qui prépara la perte de Rome, sous le prétexte banal d’étouffer l’anarchie, le versificateur licencieux que ce dernier envoya périr sous un ciel lointain n’était en rien comparable à l’écrivain qui a consacré sa vie entière à la défense de toutes les pensées nobles, et qui, au milieu de tant d’exemples de dégradation et d’apostasie, est resté fidèle aux principes de liberté et de dignité, sans lesquels l’espèce humaine ne serait qu’une horde de barbares ou un troupeau d’esclave. »