Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/27

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Est-ce ainsi, nous le demandons à l’impartialité du lecteur, que parlent ceux « qui n’ont ni flamme ni amour ? »

MM. Laboulaye, Crépet et de Loménie ont victorieusement justifié Benjamin Constant, et pour nous il reste ce qu’il fut réellement : une nature d’élite, qui paya sans doute son tribut aux faiblesses humaines, mais qui porta toujours, dans ces faiblesses mêmes, la douloureuse susceptibilité du cœur et de l’honneur. Accessible à tous les sentiments affectueux, il se laissait facilement entraîner aux exagérations de la passion ; mais il reconnaissait vite que la passion ne donne pas en bonheur ce qu’elle donne en souffrance, et le scepticisme, le penchant à l’ironie dont on l’accuse, ne sont, au fond, que la réaction d’un grand esprit qui se replie sur lui-même, après avoir vainement cherché l’idéal qu’il a rêvé.

Benjamin Constant avait un sentiment très-profond des mystères et des tristesses de la vie. Moraliste pénétrant et pratique, il touche en passant aux plus hautes questions de la philosophie, sans tomber jamais dans les subtilités de l’école qui font de la science une gymnastique à l’usage des pédants. Ses idées sur la religion s’élèvent à une hauteur que les écrivains contemporains n’ont pu atteindre que bien rarement ; et c’est une grave erreur d’attribuer à Chateaubriand seul le mérite de la réaction spiritualiste qui a marqué les premières années du dix-neuvième siècle ; c’est un outrage à la mémoire d’un homme illustre, d’avoir accusé d’égoïsme et de sécheresse de cœur celui dont la plume éloquente a tracé ces lignes :

« Tout ce qui est beau, tout ce qui est intime, tout ce qui est noble participe de la religion. Elle est le centre commun où se réunissent, au-dessus de l’action du temps et de la portée du vice, toutes les idées de justice, d’amour, de liberté, de pitié qui dans ce monde d’un jour composent la dignité de l’espèce humaine ; elle est la tradition de tout ce qui est beau, grand et bon à travers l’avilissement et l’iniquité des siècles, la voix éternelle qui répond à la vertu dans sa langue, l’appel du présent à l’avenir, de la terre au ciel, le recours solennel de tous les opprimés dans toutes les situations, la dernière espérance de l’innocence qu’on opprime, et de la faiblesse que l’on foule aux pieds. »