Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/305

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Montesquieu, doué d’un esprit plus observateur parce qu’il avait une tête moins ardente, n’est pas tombé tout à fait dans les mêmes erreurs. Il a été frappé des différences que j’ai rapportées, mais il n’en a pas démêlé la cause véritable. « Les politiques grecs, dit-il, qui vivaient sous le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même. » Il attribue cette différence à la république et à la monarchie ; il faut l’attribuer à l’esprit opposé des temps anciens et des temps modernes. Citoyens des républiques, sujets des monarchies, tous veulent des jouissances, et nul ne peut, dans l’état actuel des sociétés, ne pas en vouloir. Le peuple le plus attaché de nos jours à sa liberté, avant l’affranchissement de la France, était aussi le peuple le plus attaché à toutes les jouissances de la vie ; et il tenait à sa liberté, surtout parce qu’il y voyait la garantie des jouissances qu’il chérissait. Autrefois, là où il y avait liberté, l’on pouvait supporter les privations ; maintenant partout où il y a privation, il faut l’esclavage pour qu’on s’y résigne. Il serait plus possible aujourd’hui de faire d’un peuple d’esclaves un peuple de Spartiates, que de former des Spartiates pour la liberté.

Les hommes qui se trouvèrent portés par le flot des événements à la tête de notre révolution étaient, par une suite nécessaire de l’éducation qu’ils avaient reçue, imbus des opinions antiques et devenues fausses, qu’avaient mises en honneur les philosophes dont j’ai parlé. La métaphysique de Rousseau, au milieu de laquelle paraissaient tout à coup, comme des éclairs, des vérités sublimes et des passages d’une éloquence entraînante ; l’austérité de Mably, son intolérance, sa haine contre