Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/391

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dans la langue convenue. Le patriotisme devint l’excuse banale préparée pour tous les délits. Les grands sacrifices, les actes de dévoûment, les victoires remportées sur les penchants naturels par le républicanisme austère de l’antiquité, servirent de prétexte au déchaînement effréné des passions égoïstes. Parce que, jadis, des pères inexorables, mais justes, avaient condamné leurs fils coupables, leurs modernes copistes livrèrent aux bourreaux leurs ennemis innocents. La vie la plus obscure, l’existence la plus immobile, le nom le plus ignoré, furent d’impuissantes sauvegardes. L’inaction parut un crime, les affections domestiques un oubli de la patrie ; le bonheur un désir suspect. La foule, corrompue à la fois par le péril et par l’exemple, répétait en tremblant le symbole commandé, et s’épouvantait du bruit de sa propre voix. Chacun faisait nombre et s’effrayait du nombre qu’il contribuait à augmenter. Ainsi se répandit sur la France cet inexplicable vertige qu’on a nommé le règne de la terreur. Qui peut être surpris de ce que le peuple s’est détourné du but vers lequel on voulait le conduire par une semblable route[1] ?

  1. Soixante ans ont passé sur cet arrêt ; le temps n’a fait qu’en confirmer la justice. En dépit des historiens et des sophistes, la France a gardé une horreur instinctive pour la terreur, et cette horreur s’étend jusqu’au nom même de république. On l’a vu en 1848 ; il a suffi de ce triste souvenir, et de quelques imitations plus puériles que coupables, pour que la république, reçue avec défiance, fût abandonnée sans regret. Éternelle leçon de l’histoire ! Tel est l’effet de la violence. Son succès, qui dure peu, déprave et effraye pour longtemps les peuples qu’elle a momentanément asservis. Pour dissiper le trouble que laisse après soi le triomphe de l’injustice, il faut une renaissance morale ; il faut qu’une critique, étrangère à toutes les passions, supérieure à tous les partis, fasse lu part du bien et du mal dans le passé ; il faut que l’opinion, enfin éclairée, flétrisse le crime et relève la vertu. Qu’elle vienne donc, cette critique vengeresse qu’inaugurait Benjamin Constant ? Depuis trente ans, au lieu de nous présenter la liberté comme une vierge sainte, sœur de la justice et de la religion, on veut nous faire