Page:Constant - Le Cahier rouge, éd. Constant de Rebecque.djvu/49

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J’étais très moqueur de ma nature. Nous nous convînmes parfaitement. Mais nous nous trouvâmes bientôt l’un avec l’autre des rapports plus intimes et plus essentiels. Madame de Charrière avait une manière si originale et si animée de considérer la vie, un tel mépris pour les préjugés, tant de force dans ses pensées, et une supériorité si vigoureuse et si dédaigneuse sur le commun des hommes, que dans ma disposition, à vingt ans, bizarre et dédaigneux que j’étais aussi, sa conversation m’était une jouissance jusqu’alors inconnue. Je m’y livrai avec transport. Son mari, qui était un très honnête homme, et qui avait de l’affection et de la reconnaissance pour elle, ne l’avait menée à Paris que pour la distraire de la tristesse où l’avait jetée l’abandon de l’homme qu’elle avait aimé. Elle avait vingt-sept ans de plus que moi, de sorte que notre liaison ne pouvait l’inquiéter. Il en fut charmé et l’encouragea de toutes ses forces. Je me souviens encore avec émotion des jours et des nuits que nous passâmes ensemble à boire du thé et à causer sur tous les sujets avec une ardeur inépuisable. Cette nouvelle passion n’absorbait pas néanmoins tout mon temps. Il m’en