Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 11, 1839.djvu/274

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si tard ce soir ? — Tes visites ne me font jamais grand plaisir, Gino ; et quand j’ai d’autres affaires, elles me gênent.

Si le gondolier avait eu un caractère susceptible, ou que sa passion eût été bien vive, cette franchise aurait pu le choquer ; mais Gino reçut ce compliment aussi froidement qu’on le lui adressait.

— Je suis habitué à tes caprices, Annina, dit-il en se jetant sur un banc, en homme déterminé à rester là. Quelque jeune patricien t’aura envoyé un baiser en soufflant sur sa main tandis que tu traversais la place de Saint-Marc, ou ton père aura fait aujourd’hui une meilleure journée que ordinaire ; car ton orgueil s’enfle toujours comme sa bourse.

— Diamine ! à entendre le drôle, on dirait que je lui ai fait une promesse, et qu’il n’a qu’à attendre dans la sacristie qu’on allume les cierges pour recevoir mes vœux ! Où en sommes-nous donc ensemble, Gino Tullini, pour que tu prennes tout à coup de pareils airs avec moi ?

— Où en sommes-nous, te dirai-je à mon tour, Annina, pour que tu prennes le confident de don Camillo pour le but de ces caprices trop connus ?

— Retire-toi, insolent ! je n’ai pas plus de temps à perdre à t’écouter.

— Tu es bien pressée ce soir, Annina.

— Oui, pressée d’être débarrassée de toi. Maintenant, écoute moi, Gino, et retiens bien ce que je vais te dire, car ce sont les derniers mots que tu entendras jamais sortir de ma bouche. Tu sers un noble disgracié, qui ne tardera pas à être chassé honteusement de cette ville, et tous ses serviteurs fainéants s’en iront avec lui. Or j’entends rester dans ma ville natale.

Le gondolier sourit avec une indifférence réelle de son mépris affecté. Mais se rappelant sa mission, il prit sur-le-champ un air plus grave, et chercha à calmer le ressentiment de son inconstante maîtresse par des manières respectueuses.

— Que saint Marc me protège, Annina ! si nous ne devons pas nous mettre à genoux ensemble devant le bon prieur, ce n’est pas une raison pour que nous ne fassions pas un marché. Je suis venu par les canaux obscurs jusqu’à une portée de ta maison ; j’ai dans ma gondole du lacryma-christi bien mûr, tel que l’honnête Tomaso ton père en a rarement eu ; et tu me traités comme un chien que l’on chasse d’une église !