de leur propre sûreté. Il y a peu de ces artifices, quelque grossiers qu’ils soient, qui ne réussissent à faire un grand nombre de dupes : les oisifs, les curieux, les vrais mécontents, les factieux, les intrigants, joints à un bon nombre de gens irréfléchis et de ceux qui ne vivent que pour jouir du plaisir du moment, classe qui n’est pas la moins importante quant au nombre, s’étaient prêtés aux vues de la police ; et quand Gelsomina fut prête à entrer dans la Piazzetta, elle trouva les deux places presque remplies par la foule. Quelques pêcheurs encore agités étaient réunis autour du portail de la cathédrale comme des abeilles prêtes à essaimer devant leur ruche, mais sans pouvoir inspirer aucune alarme.
Quelque peu accoutumée qu’elle fût à des scènes semblables à celle qu’elle avait sous les yeux, le premier regard de Gelsomina lui fit voir qu’elle pouvait compter sur cet isolement qui distingue si singulièrement la solitude qu’offre une grande foule. Serrant autour d’elle sa simple mante et arrangeant son masque avec soin, elle s’avança d’un pas rapide vers le centre de la Piazza. Nous ne pouvons suivre pas à pas la marche de notre héroïne, tandis qu’elle remplissait sa mission de bienveillance, en évitant les lieux communs de galanterie dont ses oreilles étaient assaillies et offensées. Jeune, active, et animée par le désir d’être utile, elle eut bientôt traversé la Piazza ; elle arriva sur la place San-Nicolo. C était un des endroits où l’on trouvait des gondoles de louage ; mais en ce moment on n’y voyait pas une seule barque, la crainte ou la curiosité ayant écarté tous les gondoliers de leur rendez-vous ordinaire. Gelsomina monta le pont, et elle était sur l’arche du centre quand elle vit une gondole arriver nonchalamment du côté du grand canal. Son air d’hésitation et d’incertitude attira l’attention du gondolier, et il lui fit le signe d’usage pour lui offrir ses services. Comme elle ne connaissait que très-imparfaitement les rues de Venise, — labyrinthe qui offre peut-être de plus grands embarras à ceux qui n’en ont pas le fil que les passages de toute autre ville, — elle profita volontiers de cette offre. Descendre l’escalier, sauter dans la barque, prononcer le mot Dialto, et se cacher sous le pavillon, fut l’affaire d’une minute. La gondole partit au même instant.
Gelsomina se crut alors sûre de réussir dans son entreprise, car elle n’avait guère à craindre d’être reconnue et trahie par un batelier ordinaire. Il ne pouvait savoir quel dessein elle avait, et