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Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 12, 1839.djvu/162

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il n’est que trop certain que la flatterie du genre de celle qu’Emich venait de prodiguer au bourgmestre est un des plus puissants moyens que les grands emploient pour arriver à leurs desseins secrets. Il y a bien peu d’hommes, bien peu, hélas ! qui possèdent un jugement assez sain et une ambition assez noble pour voir au-delà des barrières étroites et vulgaires de l’égoïsme humain, et pour considérer la vérité, comme elle vient de Dieu, sans égard pour les personnes et les choses, et en ne les envisageant que comme les instruments de sa volonté. Il est certain qu’Heinrich Frey n’avait pas la prétention d’appartenir à cette classe élevée, car lorsqu’il se trouva commodément assis dans le fauteuil du comte d’Hartenbourg, ayant le noble baron debout devant lui, ses sensations furent celles d’un philosophe de l’ancien monde qui est autorisé à porter un ruban à sa boutonnière, ou celles d’un marchand du Nouveau-Monde qui est élu, après un ballottage, membre du conseil de sa ville natale. Cependant il regrettait vivement qu’il n’y eût là personne pour lui envier cet honneur ; car, après la première émotion de son amour-propre, cet esprit de vanité qui nous poursuit partout, qui défigure les plus beaux traits de notre caractère, et qui mêle son alliage dans tous nos plans de bonheur, lui suggéra que son triomphe serait imparfait, faute d’un témoin. Au moment où ce sentiment rebelle devenait importun, parut à la porte du cabinet la personne que le bourgmestre aurait choisie entre toutes les autres pour le contempler au milieu de ses honneurs. Un coup timide annonça la présence du survenant ; et lorsque la voix d’autorité du comte Emich eut donné la permission d’entrer, la douce Ulrike se montra sur le seuil de la perte.

La surprise de la femme du bourgmestre se peignit d’une manière frappante sur les beaux traits de son visage ; le mari avait croisé ses jambes, et se complaisait dans son fauteuil, avec une sorte de noble indifférence pour la situation peu ordinaire dans laquelle il était placé, lorsque cette vue étrange frappa les regards de sa compagne étonnée. Les règles en l’Allemagne étaient si absolues et si positives sur toutes les choses qui concernaient le respect dû au rang, que la belle Ulrike elle-même, quoique peu troublée par l’ambition, eut beaucoup de peine à en croire ses yeux lorsqu’elle contempla Heinrich Frey aussi subitement élevé à un siège d’honneur en présence d’un comte de Leiningen.